Petit texte :
"Je sers le thé et nous le dégustons en silence.
Nous ne l’avons jamais pris ensemble le matin et
cette brisure dans le protocole de notre rituel a
une étrange saveur.
- C’est agréable, murmure Manuela.
Oui, c’est agréable car nous jouissons d’une double
offrande, celle de voir consacrée par cette rupture
dans l’ordre des choses l’immuabilité d’un rituel
que nous avons façonné ensemble pour que,
d’après-midi en après-midi, il s’enkyste dans la
réalité au point de lui donner sens et consistance
et qui, d’être ce matin transgressé, prend soudain
toute sa force – mais nous goûtons aussi comme nous
l’eussions fait d’un nectar précieux le don
merveilleux de cette matinée incongrue où les gestes
machinaux prennent un nouvel essor, où humer, boire,
reposer, servir encore, siroter revient à vivre une
nouvelle naissance. Ces instants où se révèle à nous
la trame de notre existence, par la force d’un
rituel que nous reconduisons avec plus de plaisir
encore de l’avoir enfreint, sont des parenthèse
magiques qui mettent le cœur au bord de l’âme, parce
que, fugitivement mais intensément, un peu
d’éternité est soudain venu féconder le temps.
Au-dehors, le monde rugit ou s’endort, les guerres
s’embrasent, les hommes vivent et meurent, des
nations périssent, d’autres surgissent qui seront
bientôt englouties et, dans tout ce bruit et toute
cette fureur, dans ces éruptions et ces ressacs,
tandis que le monde va, s’enflamme, se déchire et
renaît, s’agite la vie humaine.
Alors, buvons une tasse de thé.
Comme Kakuzo Okakura, l’auteur du Livre du
Thé, qui se désolait de la révolte des tribus
mongoles au XIIè siècle non parce qu’elle avait
entraîné mort et désolation mais parce qu’elle avait
détruit, parmi les fruits de la culture Song, le
plus précieux d’entre eux, l’art du thé, je sais
qu’il n’est pas un breuvage mineur. Lorsqu’il
devient rituel, il constitue le cœur de l’aptitude à
voir de la grandeur dans les petites choses. Où se
trouve la beauté ? Dans les choses qui, comme les
autres, sont condamnées à mourir, ou bien dans les
petites qui, sans prétendre à rien, savent incruster
dans l’instant une gemme d’infini ?
Le rituel du thé, cette reconduction précise des
mêmes gestes et de la même dégustation, cette
accession à des sensations simples, authentiques et
raffinées, cette licence donnée à chacun, à peu de
frais, de devenir un aristocrate du goût parce que
le thé est la boisson des riches comme elle est
celle des pauvres, le rituel du thé, donc, a cette
vertu extraordinaire d’introduire dans l’absurdité
de nos vies une brèche d’harmonie sereine. Oui,
l’univers conspire à la vacuité, les âmes perdues
pleurent la beauté, l’insignifiance nous encercle.
Alors, buvons une tasse de thé. Le silence se fait,
on entend le vent qui souffle au-dehors, les
feuilles d’automne bruissent et s’envolent, le chat
dort dans une chaude lumière. Et, dans chaque
gorgée, se sublime le temps."
Muriel BARBERY – L’élégance du Hérisson.