Petit texte :
"Tout à coup, Firmin me toucha l’épaule.
- Monsieur René, surtout ne bougez pas, ne dites
pas un mot. Regardez.
Je levai la tête.
Je fus glacé d’effroi.
Ce fut une angoisse immédiate, à la gorge.
Et cependant quoi de plus naturel que ce que je
voyais ? Mais soit que le souvenir des paroles de
Firmin eût ébranlé mes nerfs, soit que ses dernières
allées-venues eussent encore accru leur désarroi
extérieur, je fus saisi d’étonnement et de crainte.
Quelqu’un venait d’entrer dans la clairière. Il
pouvait être cinq heures. Déjà une légère pénombre
s’était glissée dans le berceau de rochers et de
feuilles. Et l’apparition qui débouchait avec
lenteur, sur le sentier, le long de l’Ayguebrun,
était sortie du massif d’arbres noirs qui, à gauche,
cachait le lit du torrent presque à sec. On
n’entendait pas un bruit.
… Le colosse s’était arrêté au milieu de la
clairière. Car c’était vraiment un colosse. Je ne
saurais lui donner un autre nom. Je n’avais pas la
sensation de me trouver devant un homme, mais plutôt
devant une puissante bête réfléchie. Le costume de
velours brun, les bottes, le ceinturon de cuir, le
fusil (une arme courte aussi et d’aspect redoutable)
n’y faisait rien. Il y avait par là-dessous des
reins de carnassier, des épaules de pachyderme. La
masse vivante ainsi arrêtée, juste au milieu de la
clairière, semblait jouir surtout d’une espèce de
liberté. On eût dit un animal de violence et de choc
rendu au calme des instincts naturels, dans ces
bois, au fond de cette gorge où, depuis longtemps,
on ne voyait que des bêtes en fuite, un renard, un
blaireau, une couleuvre, et, par hasard, un homme,
en quête de petit gibier.
Le colosse ne bougeait pas. Il examinait la vallée.
Sa tête nue était couverte d’un poil ras, taillé en
crinière. Je distinguais mal les traits à cause de
la distance. Mais on y devinait de grands blocs d’os
massifs, troués par des yeux minutieux. Pour
l’instant le regard de ces yeux, qui se déplaçaient
avec lenteur, se posait tantôt sur le banc de
rochers qui barrait le fond de la grotte, tantôt sur
les cailloux de l’Ayguebrun. Il ne manifestait
aucune inquiètude, car son mouvement répondait à un
besoin naturel de se rendre compte. Le corps ne
bougeait pas. La tête seule avait tourné un peu de
gauche à droite, avec une curiosité sans hâte, où se
marquait une force patiente et calme. Je regardais
Firmin. Il avait les lèvres serrées, il était blême.
Mais lui, non plus, ne perdait pas la maîtrise d’un
corps, qui paraissait pourtant lié à des os bien
fragiles, quand je le comparais au colosse que je
voyais, en contrebas, immobile au milieu des chênes.
Malgré sa volonté, tout ce qu’il y avait, en Firmin,
de souplesse dans le calcul, d’acier flexible dans
la réfléxion, de ténacité dans les dents, d’acuité
dans l’œil sec et d’intelligence prudente dans ce
profil tranchant, au menton pourtant délicat,
sortait alors de ce vêtement gris, où il cachait
ordinairement sa finesse et sa force. Lui aussi
avait l’air terrible, mais ce n’était peut-être pas
tout à fait à son insu. Il devait se voir, se
soupeser, se juger, débattre ses chances, en
présence de cet être venu, dans toute sa force
tranquille, sûr de lui, comme une de ces bêtes qui,
le soir, descendent à la rivière pour y boire.
… Le colosse sortit de la clairière aussi lentement
qu’il y était entré. Il s’éloignait, j’en étais sûr,
pour ne plus revenir sur ses pas et continuer je ne
sais quelle ronde solitaire, vers le ravin de Buoux.
Cependant je ne pouvais plus détacher mes yeux de la
clairière où flottait maintenant comme une buée
animale.
- Monsieur René, il se fait tard, me dit Firmin. Il
faut rentrer.
Nous pliâmes bagages, et nous reprîmes le chemin des
Ramades."
Henri BOSCO – Le Sanglier