Petit texte :
"Le campement se trouvait au rados et secret comme
une chambre. Sur le temps que j'avais fait mes
préparatifs et donné à manger à Modestine [l'âne],
le jour commençait de décliner. Je me bouclai
jusqu'aux genoux dans mon sac et fis un copieux
repas. Aussitôt le coucher du soleil, j'enfonçai ma
casquette jusqu'à mes yeux et tombai endormi.
La nuit est un temps de mortelle monotonie sous un
toit ; en plein air, par contre, elle s'écoule
légère parmi les astres et la rosée et les parfums.
Les heures y sont marquées par les changements sur
le visage de la nature. Ce qui ressemble à une mort
momentanée aux gens qu'étouffent murs et rideaux
n'est qu'un sommeil sans pesanteur et vivant pour
qui dort en plein champ. La nuit entière il peut
entendre la nature respirer à souffles profonds et
libres. Même, lorsqu'elle se repose, elle remue et
sourit et il y a une heure émouvante ignorée par
ceux qui habitent les maisons : losqu'une impression
de réveil passe au large sur l'hémisphère endormi et
qu'au-dehors tout le reste du monde se lève. C'est
alors que le coq chante pour la première fois. Il
n'annonce point l'aurore en ce moment, mais comme un
guetteur vigilant, il accélère le cours de la nuit.
Le bétail s'éveille dans les prés ; les moutons
déjeunent dans la rosée au versant des collines et
se meuvent parmi les fougères, vers un nouveau
pâturage. Et les chemineaux qui se sont couchés avec
les poules ouvrent leurs yeux embrumés et
contemplent la magnificence de la nuit.
Par quelle suggestion informulée, par quel délicat
contact de la nature, tous ces dormeurs sont-ils
rappelés, vers la même heure, à la vie ? Est-ce que
les étoiles versent sur eux une influence ? ou
participons-nous d'un frisson de la terre maternelle
sous nos corps au repos ? Même les bergers ou les
vieilles gens de la campagne qui sont les plus
profondément initiés à ces mystères n'essaient pas
de conjecturer la signification ou le dessein de
cette résurrection nocturne. Vers deux heures du
matin, déclarent-ils, les êtres bougent de place. Et
ils n'en savent pas plus et ne cherchent pas plus
avant. Du moins est-ce un agréable hasard. Nous ne
sommes troublés dans notre sommeil, comme le
voluptueux Montaigne "qu'afin de le pouvoir
mieux savourer et plus à fond". Nous avons un
instant pour lever les yeux vers les étoiles. Et
c'est, pour certaines intelligences, une réelle
jouissance de penser que nous partageons cette
impulsion avec toutes les créatures qui sont dehors
dans notre voisinage, que nous nous sommes évadés de
l'embastillement de la civilisation et que nous
sommes devenus de véritables et braves créatures et
des ouailles du troupeau de la nature."
STEVENSON - Voyage
avec un âne dans les Cévennes