Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°960 (2025-07)
mardi
18 février 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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![]() Château de Joux La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs), Fort Mahler vendredi 7 février 2025 ![]() La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs), Fort Mahler vendredi 7 février 2025 ![]() La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs), Fort Mahler vendredi 7 février 2025
vendredi 7 février 2025 La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs), Fort Mahler vendredi 7 février 2025 ![]()
![]() ![]() Portrait
Rencontre (avec un
autre mâle)
Château de Joux
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs), Fort Mahler vendredi 7 février 2025 |
"NUNAVIK Le ciel, le roc, l’océan. Sous une lumière obscène, face à l’Arctique, mer de glace. Terre nue. Pays sans arbre. Entre le ressac et le silence, le vent, le vent du nord, règne sans partage. Son souffle glacial soulève les flots, emporte dans son sillage des tourbillons de neige qui courent sur la terre comme sur l’eau. La toundra gronde. Nulle part la vie n’est plus âpre. Une faune fantasque l’habite. Dans l’océan, les poissons gras, le narval – licorne des mers –, les phoques du Groenland, à capuchon, gris, annelé, barbu, commun. Des baleines qui mesurent dix-huit mètres et pèsent soixante tonnes. Des morses aux défenses redoutables. Sur la côte rôde l’ours blanc, le plus féroce des prédateurs de la planète et, plus loin, sur les landes arides, le grand troupeau de caribous migre au gré des saisons et de ses humeurs. Des oiseaux franchissent des pays pour venir y pondre. Le renard blanc, le loup chassent dans des steppes traversées de rivières et de lacs gigantesques taillés dans le roc. Ce monde engourdi pendant les longs mois d’hiver s’enflamme au début de son court été, et éclate alors une vie pressée, fiévreuse, pétulante. C’est rouge, ocre, bleu, vert, turquoise, jaune, orange. Couleurs improbables dans cet univers monochrome. Des parfums de fleurs et d’herbes ondoient. Sur ce continent longtemps oublié, les humains vivent avec leurs qimmiit, leurs chiens. Des chiens gros, forts, résistants et fidèles. Depuis cinq mille ans, l’inuktitut et le jappement des qimmiit résonnent dans le Nunavik. La vie y est cruelle. Mais c’est ce qui la rend belle. Précieuse.
OMBLE Nous n’avons emporté qu’une tente. «On campe tant qu’il fait beau, a-t-il dit. On se construira un igloo plus tard. On a le temps.» J’ai tout de suite aimé cette légèreté de l’esprit chez lui. Les hommes de ma rivière me semblaient toujours sérieux. On ne sait jamais si on aura assez de nourriture pour passer l’hiver. Mon père m’a raconté que dans sa jeunesse, lors d’une famine, son père, qui était vieux et usé, s’était suicidé pour laisser sa part de nourriture aux plus jeunes. «Mais c’est terrible. Pourquoi a-t-il fait ça?» L’idée qu’on puisse se retrouver dans une situation où un aîné en vient à se sacrifier ainsi m’effrayait. «Parfois, Saullu, une bouche de moins à nourrir peut en sauver trois petites. Et l’important, la seule chose qui compte, en fait, c’est d’assurer la survie du groupe.» J’aurais aimé ce grand-père pour qui l’amour des siens comptait davantage que sa propre vie. «Viens, on va pêcher.» Il disait ça comme s’il s’agissait d’aller se promener. Je l’ai suivi. Nous avons longé la falaise, marchant sans bruit, et surtout nous efforçant de ne pas créer d’ombre sur l’eau. «Le poisson entend tout, ma fille, m’avait expliqué mon père quand j’étais enfant. Il peut entendre un caillou rouler, et il voit tout.» Ulaajuk avait emporté sa lance, il avançait en silence sur les rochers. Comme j’avais de bons yeux, mon père m’emmenait toujours pour l’assister. Habituellement, les femmes restent au camp. Elles ont leur part de tâches à accomplir. Mais j’aimais accompagner mon père, et maintenant Ulaajuk, à la pêche. C’est moi qui ai repéré le premier poisson. Il se déplaçait avec lenteur sous la surface. J’ai fait un signe à Ulaajuk, qui l’a vu à son tour. Il est descendu sur un rocher surplombant l’eau en prenant soin de se mettre dans le bon angle pour rester invisible. Sa lance a filé dans l’air tiède, elle a plongé dans l’eau et s’est enfoncée dans la chair. La pointe se désarticule lorsqu’elle atteint une cible et elle reste coincée, retenant la bête. Ulaajuk a tiré le filin qui la retient et a libéré le poisson, un omble arctique de belle taille, puis il me l’a lancé. Je l’ai achevé d’un coup à la tête avec une grosse pierre, puis nous avons continué notre traque. De ma position surélevée, j’avais une excellente vue sur le fond du lac et la pêche était bonne. Quand la pointe de la lance glissait sur la peau de la proie sans la blesser, Ulaajuk l’aiguisait avec soin sur un rocher, et nous reprenions notre travail. En une heure, nous avions attrapé une douzaine de poissons. C’était assez. Je les ai enroulés dans une peau et nous avons rapporté notre butin au campement. Nous avions faim et avons partagé un omble à deux, que nous avons mangé cru. Avec la pointe de son couteau, il a dégagé un œil et me l’a tendu. Je l’ai avalé en souriant. Durant l’été, le soleil disperse sa chaleur sur la taïga. Mais le sol reste froid, ce qui permet de conserver la viande. Nous avons caché le reste de nos prises sous des roches en prévision de l’hiver, où le gibier se fait plus rare et la vie, plus rude. Pour l’instant, face à l’eau et au pied d’un géant de granit, nous étions insouciants. Je crois que c’est la première fois de ma vie que j’ai éprouvé le sentiment d’être amoureuse. PÊCHEURS Le sentier se faufile entre de grands arbres aux branches graciles que le vent balance avec douceur. Le soleil émerge derrière les montagnes, mais il perce à peine le couvert végétal. Deux hommes, le dos courbé comme des roseaux, avancent avec prudence au milieu des odeurs de terre mouillée. Le chemin est sinueux et étroit, mais ils en connaissent chaque détour, chaque pierre dressée. Leurs lunettes glissent sur leurs nez mouillés par la bruine matinale. Quand ils émergent enfin du sous-bois, la lumière qui jaillit oblige les pêcheurs à s’arrêter et à laisser à leurs vieux yeux le temps de s’adapter à la violence des rayons. L’air se charge des parfums aqueux que tous les pêcheurs reconnaissent. Quand enfin l’image s’éclaircit, ils sourient. Ils viennent ici chaque été depuis quarante ans, mais il y a des beautés dont on ne se lasse pas. Les deux amis avancent avec précaution sur des pierres patinées. Depuis des millénaires, l’eau et le roc se livrent ici une bataille sans fin. Les flots chargent avec fureur les rochers, qui finissent par s’éroder et disparaître, mais quand l’eau pense avoir gagné, de nouveaux blocs émergent du sol. Bien sûr, ce combat se déroule sur des centaines d’années et les humains ne voient que l’eau qui coule. Ils voient un rapide. Certains phénomènes leur échappent. Les pêcheurs se dirigent vers un endroit où la rivière contourne de gros rochers et où le courant ralentit. L’eau y est profonde, les saumons aiment s’y reposer. Ils y ont souvent attrapé leurs plus belles prises. Autrefois, cette rivière était sauvage, c’est un guide innu qui leur a montré l’endroit. Aujourd’hui, elle est balisée et chaque trou à saumon se trouve indiqué sur une carte. Sauf celui-là, qui a échappé aux habitués, sans doute parce qu’il faut parcourir un long chemin pour y accéder. Ils posent leur équipement sur une petite bande de sable blanc, à la lisière de la forêt. Martin Lacombe sort son thermos et verse du thé chaud à son ami, Luc Fortin. Les verres tintent. La boisson réchauffe les corps usés des pêcheurs. Fortin sort son attirail. C’est la première fois qu’il va utiliser sa nouvelle ligne, achetée à grands frais. La veille, il s’est exercé un long moment pour la mettre à sa main. Il faut de la dextérité pour lancer à la mouche et les pêcheurs comme lui tirent de la fierté dans leur habileté. Bientôt, les fils flottent dans l’air et les mouches volent avec grâce, tombent dans un murmure sur l’eau. C’est le jeu du chat et de la souris entre le pêcheur et le poisson. Un jeu pour l’homme, une question de vie ou de mort pour l’animal. Le soleil monte dans le ciel, les saumons refusent de mordre. Au bout de deux heures, Fortin et Lacombe posent leurs cannes sur la grève et se dirigent vers la petite plage, où ils sortent leur goûter. Des sandwichs au jambon avec un Coca-Cola, comme quand ils travaillaient et que c’est tout ce qu’ils avaient le temps d’avaler. Replonger dans les souvenirs de jeunesse fait partie des plaisirs de ceux qui vieillissent. Luc Fortin vient d’avaler une grosse bouchée de jambon quand la corde s’enroule autour de son cou. Surpris, il hoquette en s’étouffant avec son repas. Et avant qu’il puisse réagir, la corde serre la peau de son cou. Il roule sur le sable et son visage se fixe dans une étrange expression de surprise. L’attaque n’a duré qu’une poignée de secondes. Martin Lacombe se retourne et aperçoit son ami gisant au sol. Effrayé, il tente de se lever, mais la corde s’enroule autour de son cou à lui aussi et le tire par terre. Il cherche avec ses doigts à se dégager tandis que l’étreinte se resserre. A-t-il peur? Les choses se passent trop vite. Il lutte, mais il est traîné sur le sable puis s’immobilise près de la rivière. Un canon sur son front, un doigt sur la détente, il connaît ce geste. L’odeur de la rivière est la dernière chose qu’il sent..."
Michel JEAN - Qimmik
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