Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°959 (2025-06)
mardi
11 février 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
![]() Etourneau et son ombre Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 1er janvier 2025 ![]() Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 1er janvier 2025 ![]()
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 11 janvier 2025 samedi 11 janvier 2025 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 12 janvier 2025 ![]()
![]() ![]() Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 12 janvier 2025
dimanche 12 janvier 2025
Deux Etourneaux
Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margot
dimanche 12 janvier 2025 [à suivre...] |
"1 « J’irai au bout du monde. Tout au bout. Là où je n’emmerderai plus personne. Vous ne me reverrez plus ! » Cette sentence, elle l’a répétée maintes fois. Crachée avec dégoût. Hurlée. Menaçante. Désespérée. Elle l’a murmurée aussi, doucement, comme une promesse. Le van avance, bringuebalant, dans le faible crachin de cette fin de journée. Le ciel est bas, opaque. Ni gris ni bleu. Le paysage lui a rappelé un instant la Bretagne : la lumière basse, les falaises surplombant la mer agitée, la bruine. Mais elle n’a jamais vu autant de vallons verdoyants en Bretagne, ni autant de moutons au kilomètre carré. Surtout, elle ne s’est jamais sentie aussi isolée. Aussi exilée. Aussi fragile. Ils ont traversé la dernière ville il y a une heure. Invercargill. Une bourgade sans âme aux rues perpendiculaires, bordée de fermes et d’exploitations agricoles. Depuis, plus rien. Une route qui serpente, des vallons et des moutons par centaines, la mer et les falaises. « Je fais une année sabbatique ici », lui a confié le conducteur tout à l’heure en anglais, tandis qu’il la prenait en stop. Il a la vingtaine, sent la transpiration mais ne semble pas s’en soucier le moins du monde. Il arbore un sourire insouciant et donc insupportable. À l’arrière du véhicule, les casseroles cognent contre les spatules, les portes de placards claquent dans le vide, les caisses de vêtements se promènent. Ça ne semble pas perturber le conducteur, qui continue de fredonner en anglais avec son accent reconnaissable. Un Allemand. « French ? » a-t-il demandé. Elle a secoué la tête. « I’m from Saint Kitts and Nevis. Small island. » Il a levé un sourcil, étonné. Il ne connaît pas. Il n’ose pas l’avouer. Tant mieux. C’était bien le but. Ne pas entamer de conversation sur la France, Paris, le Moulin Rouge, les baguettes, le champagne, la Côte d’Azur… Ne pas entamer de conversation tout court. Il continue de sourire et elle de fixer la route. Le véhicule s’engage sur un chemin de terre qui fait tressauter le plancher, couiner la carlingue. Nid-de-poule sur nid-de-poule. Un cul-de-sac comme l’indique le GPS. Au bout il n’y a rien. Ou si : la mer. Un terrain fouetté par le vent, niché au creux d’une baie. Quelques emplacements à peine délimités par une végétation sauvage. Un préfabriqué pour les quelques employés. Une pancarte : Mutunga o te ao, qui signifie en maori « bout du monde ».
Le bout du monde ce sont deux femmes dont les vêtements et les cheveux sont malmenés par les bourrasques. Elles se tiennent au bord du chemin caillouteux, devant la pancarte qui annonce : Mutunga o te ao campground avec des symboles indiquant l’interdiction des chiens, même tenus en laisse, et la présence de sanitaires. Derrière elles, un bloc en béton de la plus grande simplicité. Gris, rectangulaire. La plus charpentée des femmes a des cheveux coupés court, au niveau des oreilles, rabattus sur l’arrière. Ils ont dû être blonds à une époque. Un blond qui rappelait la couleur des blés. Aujourd’hui ils sont cendrés, ils rappellent davantage la couleur du ciel grisâtre. Elle porte des vêtements pratiques et chauds. Pantalon de travail beige avec des poches. Bottes en caoutchouc. Sweat à capuche rouge passé. Écharpe râpeuse noire. Son visage reflète la vie au grand air : il est rugueux, hâlé, marqué. Elle a un regard vif, un peu dur. Elle doit avoir la cinquantaine bien passée mais son corps est resté tonique, svelte, sculpté par l’effort. Elle dégage quelque chose de fort, d’inébranlable. La seconde femme du bout du monde, deux fois plus jeune que la première, lui ressemble comme deux gouttes d’eau, à quelques différences près. Elle porte les mêmes vêtements pratiques et usés : un jean effiloché aux genoux, des bottes de pluie vertes, un long pull aux grosses mailles qui lui couvre la moitié des cuisses. Mais ses cheveux sont blonds. Un blond doré, miel d’acacia. Elle les a noués en un chignon défait. De nombreuses mèches s’en échappent, battues par le vent, et elle a ce tic consistant à replacer les mèches éparses derrière ses oreilles. Elle le fait sans cesse, sans avoir l’air de s’en apercevoir. Son visage est hâlé lui aussi, ses traits réguliers. Il s’en dégage à la fois une grande simplicité et une profonde franchise. Sa mâchoire carrée lui donne un aspect robuste toutefois contrebalancé par ce grain de beauté sur la joue, à l’arête de sa narine gauche, qui vient révéler une certaine féminité latente. Elles attendent, plantées devant le panneau en bois. Elles fixent le van blanc en piteux état qui vient de s’arrêter à quelques mètres d’elles et dont s’apprête à sortir la jeune Française qui les a contactées quelques jours auparavant. Elles ont été assez surprises. Les Français, il y en a à la pelle chaque année. Les backpackers, comme les appellent les locaux. Ils achètent des vans avec plus de deux cent mille kilomètres au compteur, sillonnent l’île du Sud pendant l’été, photographient, s’extasient, jurent. Puis, dès que l’automne s’installe et que les températures chutent, ils déguerpissent tous dans l’île du Nord, où le climat est plus doux, où ils trouveront une place dans les usines de conditionnement de kiwis ou de pommes pour se refaire une santé financière avant de reprendre la route. Plus grand monde alors sur l’autre île, et encoremoins chez elles, à l’extrême sud, le dernier bout de terre avant le Pôle. À cette saison il ne reste que les locaux et les animaux : moutons, lions de mer, otaries, manchots. C’est la période qu’elles préfèrent. Le sentiment d’isolement y est total. Elles sont seules au monde, mère et fille face aux éléments déchaînés.
Dans l’habitacle, la jeune fille remercie son chauffeur, échange une poignée de main qui se veut amicale. « Peut-être qu’on se reverra à Dunedin », lui dit l’Allemand. C’est là-bas qu’il se rend. De ce qu’elle en a compris, c’est la plus grande ville alentour. S’y trouvent des commerces, une université ; il y règne une certaine effervescence. Il lui faudra encore deux heures trente pour s’y rendre… Elle lui lance un sourire forcé, ouvre la portière et sort, aussitôt malmenée par le vent. Mère et fille sont surprises de découvrir la silhouette qui approche, ployant sous le vent et le poids d’un sac à dos de quatre-vingts litres. L’annonce précisait : « Travail physique en extérieur. » Elles s’attendaient à une femme robuste, une habituée aux épaules larges et aux mains abîmées, pas à ce petit bout de femme qui semble à deux doigts de se faire emporter par une bourrasque. Elle est mince, gracile, ses chevilles paraissent trop fines pour ses baskets blanches – la mère craint qu’elle ne les perde. Tandis qu’elle avance, ses boucles brunes forment des tourbillons autour de son visage, un visage délicat et pâle en forme de cœur. La fille songe immédiatement à « joli cœur ». Il lui semble que c’est une expression française mais elle ne sait pas ce qu’elle signifie. Elle se promet de se renseigner plus tard. Le van redémarre, donne un joyeux coup de klaxon mais la jeune fille ne se retourne pas pour saluer son chauffeur. Elle paraît dériver en pleine tempête. Il y a quelque chose de tourmenté et d’égaré sur ses traits. « Bonjour ! » lance la femme plus âgée en faisant un pas en avant. Elle lui tend la main. Sa poigne est franche, énergique, celle de sa fille plus mesurée. « Je suis Autumn », ajoute la mère. La Française répond dans un anglais où chante son accent : « Autumn comme la saison ? – Oui. » On s’attend à la voir sourire mais son visage si gracieux soit-il reste fermé, insondable. « Voici ma fille, Milly, poursuit Autumn. Et toi tu es ? – Flore. » Elles essaient de le répéter à tour de rôle. Flôre. Flour. Flare. Elles butent sur ce o, modulent la voyelle, deux, trois fois, puis répètent plus lentement : « Flore. Comme ça ? – Comme
ça. » Autumn hoche la tête, satisfaite. Puis, comme elle n’est pas femme à faire la conversation pour le plaisir, à flâner, se payer des mondanités, elle désigne d’un geste du menton le camping sauvage qui se dévoile derrière elle. « Je te fais faire
le tour ? »..."
Mélissa DA COSTA - Les
femmes du bout du monde
|
|