Petit texte :
"C'était une nuit extraordinaire.
Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les
étoiles avaient éclaté comme de l'herbe. Elles
étaient en touffes avec des racines d'or, épanouies,
enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des
mottes luisantes de nuit.
Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, il se
retournait.
«Il fait un clair de toute beauté», se
disait-il.
Il n'avait jamais vu ça.
Le ciel tremblait comme un ciel de métal. On ne
savait pas de quoi puisque tout était immobile, même
le plus petit pompon d'osier. Ça n'était pas le
vent. C'était tout simplement le ciel qui descendait
jusqu'à toucher la terre, racler les plaines,
frapper les montagnes et faire sonner les corridors
des forêts. Après, il remontait au fond des
hauteurs.
Jourdan essaya de réveiller sa femme.
«Tu dors?
- Oui.
- Mais tu réponds?
- Non.
- Tu as vu la nuit?
- Non.
- Il fait un clair superbe.»
Elle resta sans répondre et fit aller un gros
soupir, un claqué des lèvres et puis un mouvement
d'épaules comme une qui se défait d'un fardeau.
«Tu sais à quoi je pense?
- Non.
- J'ai envie d'aller labourer entre les amandiers.
- Oui.
- La pièce, là, devant le portail.
- Oui.
- En direction de Fra-Josépine.
- Oh! oui», dit-elle.
Elle bougea encore deux ou trois fois ses épaules et
finalement elle se coucha en plein sur le ventre, le
visage dans l'oreiller.
«Mais, je veux dire maintenant», dit Jourdan.
Il se leva. Le parquet était froid, le pantalon de
velours glacé. Il y avait des éclats de nuit partout
dans la chambre. Dehors on voyait presque comme en
plein jour le plateau et la forêt Grémone. Les
étoiles s'éparpillaient partout.
Jourdan descendit à l'étable. Le cheval dormait
debout.
«Ah! dit-il, toi tu sais, au moins. Voilà que tu
n'as pas osé te coucher.»
Il ouvrit le grand vantail. Il donnait directement
sur le large du champ. Quand on avait vu la lumière
de la nuit, comme ça, sans vitre entre elle et les
yeux, on connaissait tout d'un coup la pureté, on
s'apercevait que la lumière du fanal, avec son
pétrole, était sale, et qu'elle vivait avec du sang
charbonné.
Pas de lune, oh! pas de lune. Mais on était comme
dessous des braises, malgré ce début d'hiver et le
froid. Le ciel sentait la cendre. C'est l'odeur des
écorces d'amandiers et de la forêt sèche.
Jourdan pensa qu'il était temps de se servir du
brabant neuf. La charrue avait encore les muscles
tout bleus de la dernière fois, elle sentait le
magasin du marchand mais elle avait l'air
volonteuse. C'était l'occasion où jamais. Le cheval
s'était réveillé. Il était venu jusque près de la
porte pour regarder.
Il y a sur la terre de beaux moments bien
tranquilles.
«Si jamais je l'attends parce qu'il doit venir,
se dit Jourdan, il arrivera par une nuit comme
celle-là.»
Il avait enfoncé le tranchant du coutre au
commencement du champ, en tournant le dos à la ferme
de Fra-Josépine et en direction de la forêt Grémone.
Il aimait mieux labourer dans ce sens parce qu'il
recevait en plein nez l'odeur des arbres. C'est le
cheval qui, de lui-même, s'était placé de ce côté.
Il y avait tant de lumière qu'on voyait le monde
dans sa vraie vérité, non plus décharné de jour mais
engraissé d'ombre et d'une couleur bien plus fine.
L'oeil s'en réjouissait. L'apparence des choses
n'avait plus de cruauté mais tout racontait une
histoire, tout parlait doucement aux sens. La forêt
là-bas était couchée dans le tiède des combes comme
une grosse pintade aux plumes luisantes.
«Et, se dit Jourdan, j'aimerais bien
qu'il me trouve en train de labourer.»
Depuis longtemps il attendait la venue d'un homme.
Il ne savait pas qui. Il ne savait pas d'où il
viendrait. Il ne savait pas s'il viendrait. Il le
désirait seulement. C'est comme ça que parfois les
choses se font et l'espérance humaine est un tel
miracle qu'il ne faut pas s'étonner si parfois elle
s'allume dans une tête sans savoir ni pourquoi ni
comment.
Le tout c'est qu'après elle continue à soulever la
vie avec ses grandes ailes de velours.
«Moi, je crois qu'il viendra», se dit
Jourdan.
Et puis, c'est bien vrai, la nuit était
extraordinaire. Tout pouvait arriver dans une nuit
pareille. Nous aurions beau temps que l'homme
vienne."
Que ma joie demeure – Jean GIONO.