Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°949 (2024-49)
mardi
3 décembre 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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dimanche 24 novembre 2024 |
"Avec Angie, on essayait de réparer le climatiseur du bureau, dans le clocher, quand Eric Gault nous téléphona. En temps normal, une panne de climatiseur à la mi-octobre en Nouvelle-Angleterre passe inaperçue ; une panne de chauffage, beaucoup moins. Mais justement, l'automne ne s'annonçait pas normal. À deux heures de l'après-midi, la température avoisinait les 30 degrés, et les stores dégageaient toujours une odeur estivale, à la fois moite et chauffée par le soleil. – On devrait peut-être faire venir quelqu'un, suggéra Angie. De ma paume, je donnai un bon coup sur le côté de l'appareil installé à la fenêtre, avant de le remettre en marche. Rien. – Je parie que c'est la courroie, déclarai-je. – C'est marrant, tu dis ça aussi quand la voiture nous lâche. – Mmm… Pendant une bonne vingtaine de secondes, je fixai le climatiseur d'un œil torve ; l'engin ne broncha pas. – T'as qu'à l'insulter, lança Angie. Des fois que ça le titillerait… Je dardai sur elle le même regard torve, pour obtenir à peu près autant de réaction que de la part du climatiseur. Peut-être devrais-je revoir mes manœuvres d'intimidation. À cet instant, le téléphone sonna, et je soulevai le combiné avec l'espoir que mon interlocuteur s'y connaîtrait en mécanique. Mais en entendant la voix d'Eric Gault, je perdis mes illusions. Eric enseignait la criminologie à Bryce University. On s'était rencontrés du temps où il était prof à U / Mass, quand je suivais ses cours. – Les pannes de climatiseur, ça t'inspire ? hasardai-je. – T'as essayé de l'éteindre et de le rallumer ? – Oui. – Sans résultat ? – Nan. – Colle-lui quelques baffes. – Déjà fait. – Dans ce cas, appelle un réparateur. – Merci du conseil, Eric. Tu ne peux pas savoir combien j'apprécie ton aide. – T'es toujours installé dans ton clocher, Patrick ? – Toujours. Pourquoi ? – J'aurais une cliente éventuelle pour toi. – Et ? – J'aimerais qu'elle s'assure tes services. – Pas de problème. Tu l'amènes quand tu veux. – Dans le clocher ? – Ben oui. – J'ai dit, j'aimerais qu'elle s'assure tes services. Des yeux, je balayai le réduit qui nous servait de bureau. – T'es dur, Eric. – Tu pourrais passer à Lewis Wharf, disons, vers 9 heures demain matin ? – C'est faisable. Elle s'appelle comment, ta copine ? – Diandra Warren. – Qu'est-ce qui lui arrive ? – Je préférerais qu'elle t'en parle de vive voix. – Entendu. – Je te retrouve là-bas demain matin. – O.K., à demain. Je m'apprêtais à raccrocher. – Patrick ? – Oui ? – T'aurais pas une petite sœur, par hasard ? Une certaine Moira ? – Non. Juste une grande sœur, Érin. – Ah. – Pourquoi tu me demandes ça ? – Pour rien. On se voit demain, d'accord ? – D'accord. Salut. Je raccrochai, regardai le climatiseur, puis Angie, puis de nouveau le climatiseur, et composai le numéro du réparateur.
Diandra Warren vivait dans un loft au cinquième étage d'un immeuble de Lewis Wharf, avec vue panoramique sur le port. La douce clarté matinale pénétrant par les immenses baies vitrées baignait toute la partie est de l'appartement. Quant à Diandra, c'était tout à fait le genre de femme que la vie a comblée. Ses cheveux blond vénitien, coupés au carré, encadraient ses joues et retombaient sur son front en une mèche souple et gracieuse. Elle portait une chemise de soie noire sur un jean bleu pâle tous deux impeccables, et l'ossature de son visage semblait ciselée sous une peau dorée d'une telle pureté qu'elle me rappelait l'eau d'un calice. En ouvrant la porte, elle nous avait accueillis d'un « Monsieur Kenzie, mademoiselle Gennaro » murmuré d'une voix douce, confiante ; comme si elle savait qu'au besoin, son interlocuteur n'hésiterait pas à se pencher pour mieux l'entendre. « Entrez, je vous en prie. » L'aménagement intérieur du loft témoignait d'une minutie extrême. La teinte crème du canapé et des fauteuils dans la partie salon était en parfaite harmonie avec la nuance blonde des meubles de cuisine en bois scandinave et les tons rouges ou bruns discrets des tapis persans et amérindiens disposés stratégiquement sur le plancher. Cet indéniable sens des couleurs conférait une certaine chaleur à l'atmosphère des lieux, mais en même temps, la fonctionnalité quasi spartiate de l'ensemble suggérait un tempérament peu enclin à la spontanéité ou au sentimentalisme associé au fouillis. Près des baies vitrées, le mur de brique nue était occupé par un lit en cuivre, une commode en noyer, trois classeurs en bouleau et un bureau de style Gouverneur Winthrop. En revanche, pas la moindre trace d'une penderie, ou d'un endroit quelconque où ranger les vêtements. Si ça se trouve, Diandra Warren se contentait de souhaiter chaque matin une tenue nouvelle, qu'elle trouvait toute prête au sortir de la douche… Elle nous conduisit dans la partie salon, et nous nous installâmes dans les fauteuils. De son côté, elle marqua un léger temps d'hésitation avant de prendre place sur le canapé. Entre nous se trouvait une table basse en verre fumé avec une enveloppe kraft au milieu, un cendrier massif et un briquet ancien à sa gauche. Diandra Warren nous adressa un sourire. Angie et moi, on le lui rendit. Dans ce métier, il faut savoir improviser très vite. Elle écarquilla légèrement les yeux, sans se départir de son expression aimable. Peut-être pour nous inciter à énumérer nos qualifications, montrer nos armes et raconter combien d'affreux on avait vaincus depuis le lever du soleil ? Le sourire d'Angie s'évanouit, mais je parvins à conserver le mien quelques secondes de plus. Histoire de peaufiner mon image de détective sympa mettant un éventuel futur client à l'aise. Patrick Kenzie dans toute sa splendeur. Pour vous servir. – Je ne sais pas trop par où commencer, dit enfin Diandra Warren. – D'après Eric, fit Angie, vous auriez besoin d'un coup de main pour résoudre certains problèmes. Diandra hocha la tête, et ses iris noisette se troublèrent un instant, comme si une pensée dérangeante venait de lui traverser l'esprit. Elle pinça les lèvres, contempla ses mains fines, et au moment où elle levait de nouveau les yeux, la porte d'entrée s'ouvrit, livrant passage à Eric. Malgré ses cheveux poivre et sel rassemblés en queue-de-cheval et sa calvitie naissante, il faisait bien dix ans de moins que ses quarante-six ou quarante-sept ans. Il portait un treillis et une chemise en jean sous une veste sport gris foncé. Veste qui tombait d'ailleurs d'une drôle de façon ; de toute évidence, il n'était pas venu à l'esprit du couturier qu'on veuille l'accessoiriser avec un revolver. – Salut, Eric. Je lui tendis la main. Il la serra. – Ravi que t'aies pu te libérer, Patrick. – Bonjour, Eric. À son tour, Angie lui tendit la main. Au moment où il se penchait pour la serrer, Eric se rendit compte qu'il avait révélé son arme. Fermant les yeux, il s'empourpra. – Je me sentirais beaucoup mieux si ce revolver restait sur la table jusqu'à notre départ, Eric, dit Angie. – Je me fais l'effet d'un parfait crétin, murmura-t-il en s'efforçant de sourire. – S'il te plaît, Eric, pose-le sur la table, intervint Diandra. Il ouvrit le holster avec précaution, comme si celui-ci risquait de le mordre, et plaça un Ruger.38 sur l'enveloppe kraft. Je le dévisageai sans comprendre. Eric Gault avec un revolver ? Ils étaient aussi peu faits l'un pour l'autre que le caviar et les hamburgers. Il s'installa à côté de Diandra. – Désolé, fit-il, on est un peu à cran depuis quelque temps. – Pourquoi ? Diandra soupira. – Je suis psychiatre, monsieur Kenzie, mademoiselle Gennaro. J'enseigne à Bryce deux fois par semaine, et je reçois le personnel et les étudiants en plus de mes consultations au cabinet, à l'extérieur du campus. Dans ce métier, c'est vrai, il faut être prêt à tout : des malades dangereux, des patients en plein délire psychotique dans un bureau minuscule où vous êtes seule, des schizophrènes souffrant de dissociation mentale et qui se débrouillent pour dénicher votre adresse… Bref, vous vivez en permanence avec ce genre de peurs. En vous disant qu'un jour, vos pires craintes vont finir par se réaliser, je suppose. Mais ceci… Elle regarda l'enveloppe posée sur la table entre nous. – Ceci est… Se laissant aller contre le dossier du canapé, Diandra Warren ferma les yeux quelques instants. Quand Eric lui pressa légèrement l'épaule, elle secoua la tête, les yeux toujours fermés, et il ôta sa main pour la placer sur son propre genou avec l'air de se demander comment elle avait bien pu atterrir là. – Une étudiante est venue me voir à Bryce, un matin, reprit Diandra. Du moins, elle s'est présentée comme telle. – Vous aviez des doutes ? s'enquit Angie. – Sur le moment, non. Elle m'a montré sa carte. Diandra ouvrit les yeux. – Mais quand j'ai voulu vérifier, je n'ai rien trouvé sur elle dans les dossiers. – Et cette personne s'appelait… ? fis-je. – Moira Kenzie. Du regard, je consultai Angie ; elle se contenta de hausser un sourcil interrogateur. – Vous comprenez, monsieur Kenzie, quand Eric a prononcé votre nom, j'ai tout de suite sauté sur l'occasion en espérant que vous étiez un parent de cette jeune fille. Je m'accordai un moment de réflexion. Kenzie n'est pas un nom si courant que ça. Même là-bas, en Irlande, il y a seulement quelques représentants de la famille dans la région de Dublin et quelques autres éparpillés près de l'Ulster. Étant donné l'intensité de la cruauté et de la violence qui habitaient mon père et ses frères, la menace d'extinction pesant sur la lignée ne m'affligeait pas outre mesure. – Vous dites que cette Moira Kenzie était jeune ? demandai-je. – Oui. – Quel âge, à peu près ? – Dix-neuf ans, peut-être vingt. Je fis non de la tête. – Dans ce cas, je regrette, docteur Warren. Je ne la connais pas. La seule Moira Kenzie dont j'aie jamais entendu parler, c'est une cousine de mon défunt père. Elle a passé la soixantaine et n'a pas quitté Vancouver depuis au moins vingt ans. Diandra opina d'un mouvement bref trahissant son amertume, et l'éclat de ses pupilles parut s'éteindre. – Alors… – Docteur Warren, repris-je, que s'est-il passé au juste avec cette Moira Kenzie ? Les lèvres pincées, elle regarda Eric, puis leva les yeux vers un énorme ventilateur fixé au plafond. Quand un souffle lent s'échappa de ses lèvres, je compris qu'elle avait décidé de nous faire confiance. – Elle m'a dit être la petite amie d'un certain Hurlihy. – Kevin Hurlihy ? fit Angie. En quelques secondes, le teint doré de Diandra Warren avait viré au coquille d'œuf. Elle hocha la tête. Angie se tourna de nouveau vers moi, le sourcil de nouveau interrogateur. – Vous le connaissez ? s'enquit Eric. – Hélas, oui, répondis-je. Kevin Hurlihy faisait partie de notre bande, dans le temps. Il avait une drôle de dégaine, avec son grand corps dégingandé, ses hanches pointues et sa tignasse broussailleuse, genre coiffée avec un pétard. À douze ans, on lui avait retiré une tumeur cancéreuse au niveau du larynx. Une opération couronnée de succès, mais qui l'avait laissé avec un filet de voix haut perchée, éraillée, évoquant les piaillements geignards d'une adolescente. Ses yeux paraissaient globuleux derrière ses lunettes en cul de bouteille, et sur le plan vestimentaire, il avait autant de classe que le dernier des ploucs. C'était le bras droit de Jack Rouse, et Jack Rouse tirait les ficelles de la mafia irlandaise de cette ville. Si Kevin semblait sorti tout droit d'un dessin animé, son patron n'avait en revanche rien d'un comique. – Que s'est-il passé ? répéta Angie. Diandra leva une nouvelle fois les yeux vers le plafond, et un frémissement parcourut la peau fine de sa gorge. – Moira m'a raconté que Kevin la terrorisait. D'après elle, il la faisait suivre en permanence, il l'obligeait à le regarder coucher avec d'autres femmes, la forçait à coucher avec ses associés, il n'hésitait pas à tabasser les hommes qui posaient les yeux sur elle, même innocemment, et il… Elle s'interrompit, et Eric plaça timidement la main sur la sienne. – Moira a ensuite ajouté qu'elle avait eu une aventure avec un homme, que Kevin l'avait appris et qu'il… Enfin, il avait tué cet homme avant de l'enterrer à Somerville. Elle m'a suppliée de l'aider. Elle… – Qui vous a contactée ? demandai-je. Après s'être essuyé l'œil gauche, Diandra alluma une longue cigarette avec le briquet ancien. En dépit de sa frayeur, sa main ne tremblait presque pas. – Kevin, cracha-t-elle comme s'il s'agissait d'un truc dégoûtant. Il m'a appelée à quatre heures du matin. Quand le téléphone sonne à quatre heures du matin, vous imaginez ce qu'on ressent ? Un mélange d'incompréhension, de confusion, de solitude, de peur. Exactement le genre de réaction que cherchent à susciter les types comme Kevin Hurlihy. – Si vous saviez toutes les horreurs qu'il m'a débitées… Il a dit entre autres, je cite : « ça fait quel effet de savoir que tu vis ta dernière semaine sur terre, espèce de salope ? » Du Kevin tout craché. La classe incarnée. Elle prit une profonde inspiration, faisant siffler l'air entre ses dents. – Cet appel, vous l'avez reçu quand ? m'enquis-je. – Il y a trois semaines. – Trois semaines ? répéta Angie. – C'est ça. Au début, j'ai essayé de l'ignorer. J'ai fini par avertir la police, mais ils ne pouvaient soi-disant rien faire puisque je n'avais aucune preuve que c'était bien Kevin l'auteur de ce coup de fil. Elle se passa la main dans les cheveux, se recroquevilla un peu plus sur le canapé, nous regarda. – Quand vous avez parlé aux flics, intervins-je, vous avez mentionné cette histoire de cadavre enterré à Somerville ? – Non. – Tant mieux, dit Angie. – Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de demander de l'aide ? Diandra fit glisser l'arme d'Eric, dégageant l'enveloppe kraft qu'elle tendit à Angie. Celle-ci l'ouvrit, pour en sortir une photographie en noir et blanc. Après l'avoir examinée quelques instants, elle me la donna. Le jeune homme sur le cliché devait avoir dans les vingt ans ; un beau gosse, avec de longs cheveux châtains et une barbe de deux jours. Il portait un jean déchiré aux genoux, un T-shirt sous une chemise en flanelle ouverte, et un blouson de cuir noir. L'uniforme grunge de tout étudiant qui se respecte. Il avait un cahier sous le bras et longeait un mur de brique. Sans se douter, apparemment, qu'on le prenait en photo. – Mon fils, Jason, déclara Diandra. Il est en deuxième année à Bryce. Ce bâtiment, c'est la bibliothèque. Le cliché est arrivé hier, avec le reste du courrier. – Pas de message ? Diandra fit non de la tête. – Le nom et l'adresse de Diandra sont tapés sur l'enveloppe, c'est tout, précisa Eric. – Il y a deux jours, reprit-elle, Jason était à la maison pour le week-end, et je l'ai entendu dire à un copain au téléphone qu'il avait l'impression d'être constamment épié. Épié, oui. C'est bien le mot qu'il a utilisé. De sa cigarette, elle désigna la photo ; cette fois, impossible de ne pas remarquer le tremblement de sa main. – C'est le lendemain que j'ai reçu ça. J'examinai une nouvelle fois le cliché. L'avertissement classique de la mafia : « Vous croyez peut-être avoir appris quelque chose sur nous, mais nous, on sait tout sur votre compte. »..."
Dennis LEHANE - Ténèbres,
prenez-moi la main
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