Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°946 (2024-46)
mardi
12 novembre 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Au lever du soleil... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024 Courvières
(Haut-Doubs), loge n° 5
Renarddimanche 15 septembre 2024 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024 Rougequeue noir Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024 Gobemouche noir Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024 Gobemouche noir Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024
Lotier et rosée Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024 Géranium colombin Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024 Gomphocère roux Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 15 septembre 2024
La loge n°5
Sous la pluie... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 lundi 23 septembre 2024 |
En
compagnie de Gabo... "Victor Miesel ne manque pas de charme. Son visage longtemps anguleux s’est adouci avec les années, et ses cheveux drus, son nez romain, sa peau mate peuvent évoquer Kafka, un Kafka vigoureux qui serait parvenu à dépasser la quarantaine. Son grand corps est long, encore mince bien que la sédentarité inhérente à son métier l’ait quelque peu empâté. Car Victor écrit. Hélas, en dépit de la bonne réception critique de deux romans, Les montagnes viendront nous trouver et Des échecs qui ont raté, malgré un prix littéraire très parisien, mais de ceux dont la bande rouge ne provoque aucune ruée, jamais ses ventes n’ont dépassé les quelques milliers d’exemplaires. Il s’est persuadé que rien n’est moins tragique, qu’une désillusion est le contraire d’un échec. À quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies – espèce en voie de disparition à laquelle Miesel n’estime pas appartenir. Pourtant il ne s’est pas aigri ; il a fini par ne plus s’en soucier, accepte de rester assis dans des salons du livre pour n’y signer que quatre ouvrages en autant d’heures ; lorsqu’un confraternel insuccès laisse à son voisin de table des loisirs, ils devisent agréablement. Miesel, qui peut sembler absent et distant, a la réputation d’un homme d’humour, malgré tout. Mais un homme d’humour digne de ce nom ne l’est-il pas toujours « malgré tout » ? Miesel tire ses revenus de traductions. De l’anglais, du russe et du polonais, langue que sa grand-mère lui a parlée durant son enfance. Il a traduit Vladimir Odoïewski, Nikolaï Leskov, des auteurs de l’avant-dernier siècle que plus grand monde ne lit. Il lui est aussi arrivé de faire n’importe quoi, comme – à la demande d’un festival – d’adapter En attendant Godot en klingon, cette langue des cruels extraterrestres dans Star Trek. Pour garder bonne figure auprès de son banquier, Victor traduit aussi des best-sellers anglosaxons divertissants, qui donnent à la littérature un statut d’art mineur pour des mineurs. Sa profession lui a ouvert la porte d’éditeurs réputés, sinon puissants, sans que ses propres manuscrits d’auteur en franchissent pour autant le seuil. Miesel a sa superstition : sa poche de jean renferme toujours une brique de lego, la plus commune, la deux fois quatre plots, rouge vif. Elle vient du mur d’enceinte du château fort que son père et lui bâtissaient dans sa chambre d’enfant. Il y eut l’accident, au chantier, et la maquette demeura inachevée, près de son lit. Le garçon observait souvent, silencieux, les créneaux, le pont-levis, les figurines, le donjon. Poursuivre seul la construction de l’édifice aurait signifié accepter la mort, autant que le démanteler. Un jour, il a décroché une brique de la muraille, l’a glissée dans sa poche, et il a démonté le château fort. C’était il y a trentequatre ans. Deux fois, Victor a perdu la brique et, deux fois, il en a récupéré une autre, identique. D’abord dans la douleur, puis sans état d’âme. À la mort de sa mère, l’année dernière, il a glissé la brique dans son cercueil, et l’a aussitôt remplacée. Ce petit parallélépipède rouge n’est pas son père, seulement le souvenir d’un souvenir, l’étendard de la filiation et de la fidélité. Miesel n’a pas d’enfant. Sentimentalement, il vole d’échec en échec avec un enthousiasme intact. Trop souvent distant, il ne convainc pas, et il n’a jamais rencontré la femme avec qui traverser un long moment de vie. Ou peut-être choisit-il ses compagnes de manière à être certain de ne jamais y parvenir. C’est mentir : la femme, il l’a croisée voici quatre ans, aux Assises de la traduction d’Arles : lors d’une rencontre où il expliquait comment « traduire l’humour chez Gontcharov », elle était au premier rang. Il avait tenté de ne pas regarder qu’elle. Parce qu’un éditeur l’avait retenu – Et si vous traduisiez pour nous la féministe russe Lioubov Gourevitch ? Qu’en dites-vous ? Formidable, non ? –, Victor n’avait pas pu s’éclipser. Mais deux heures plus tard, dans la queue patiente qui menait aux desserts, elle se tenait derrière lui, souriante. La vérité, avec l’amour, c’est que le cœur sait tout de suite et il le crie. Bien sûr, on ne va pas déclarer à la personne qu’on l’aime, comme ça, de but en blanc. Elle ne comprendrait pas. Alors, histoire de se cacher qu’on est déjà son otage, on lui fait la conversation. Parvenu à l’ultime étape des mi-cuits au chocolat, Victor se retourna et l’aborda. Il lui demanda, en bafouillant, comment traduire « crème anglaise » en anglais, puisque french cream est la chantilly. Oui, désolé, il n’avait rien trouvé de mieux. Elle avait ri, poliment, avait répondu Ascot cream d’une voix rauque qui lui avait paru féerique, et elle était retournée à sa table rejoindre des amies. Il lui fallut du temps pour réaliser qu’Ascot, comme Chantilly, était un hippodrome, mais anglais. Ils avaient échangé des regards qu’il avait voulu lire complices, il s’était rendu au bar, ostensiblement, dans l’espoir qu’elle l’y rejoigne, mais elle était happée par une discussion. S’étant trouvé aussi sot qu’un adolescent, il était rentré à son hôtel. Il ne la retrouva pas parmi les photos des intervenants, mais il ne doutait pas de la croiser à nouveau, et toute la matinée, il visita les ateliers, sous différents prétextes. En vain. Elle n’était pas non plus à la fête de clôture des Assises. Elle s’était évaporée. Lors du dernier petit déjeuner à l’hôtel, il la décrivit à un ami de l’organisation, mais « petite », « brune » et « fascinante » n’ont jamais défini grand monde. Deux années de suite, Victor est revenu aux Assises, et s’il veut bien regarder les choses en face, c’était pour la croiser. Depuis – faute professionnelle grave –, il glisse dans ses traductions de courts passages évoquant l’hippodrome d’Ascot ou la crème anglaise. Et c’est avec le recueil d’articles de Gourevitch qu’il a commencé ce méfait : dans le texte d’ouverture, « Почему нужно дать женщинам все права и свободу », « Pourquoi on doit donner aux femmes tous les droits et la liberté », il a introduit la phrase : « La liberté n’est pas une crème anglaise sur un cake au chocolat, c’est un droit. » C’était discret, et qui sait ? Après tout, elle s’intéressait bien à Gontcharov. Mais non. Si elle a lu le livre, elle n’a pas remarqué l’ajout, l’éditeur non plus, et aucun lecteur, d’ailleurs. Victor a laissé passer la vie et c’est à désespérer.
Au début de l’année, un organisme franco-américain financé par les services culturels de l’ambassade de France lui décerne un prix de traduction pour un de ces thrillers qui le nourrissent. Début mars, il part le recevoir aux ÉtatsUnis, et l’avion entre dans de monstrueuses turbulences. Durant un temps interminable, la tempête tord l’appareil en tous sens. Le capitaine tient des propos lénifiants, mais nul dans la cabine ne doute, et Miesel moins encore que les autres, qu’ils vont s’abîmer en mer, se fracasser contre le mur d’eau. Quelques longues minutes, il résiste, s’accroche au fauteuil, tend ses muscles pour ne pas subir chaque secousse. Son regard évite le hublot, qui donne sur une nuit de grêle. Alors, à quelques rangées devant lui, non loin d’un blond à capuche assoupi que rien ne semble pouvoir réveiller, il voit cette femme. S’il l’avait remarquée lors de l’embarquement, il n’aurait su détacher son regard d’elle. Sans lui ressembler tout à fait, elle lui rappelle cruellement son Arlésienne disparue. À sa fragilité, à la finesse de ses traits, au grain de sa peau, à son corps gracile, on croirait une toute jeune fille, mais des rides minuscules autour des yeux disent la trentaine. Les plaquettes de ses lunettes d’écaille lui dessinent sur le nez d’éphémères ailes de mouche. Elle sourit parfois à son voisin, un homme, plus âgé qu’elle, son père peut-être, et les soubresauts de l’appareil semblent les amuser, à moins que feindre la désinvolture ne les rassure. Mais l’appareil tombe dans un nouveau trou d’air, et soudain, quelque chose se brise en Victor, il ferme les yeux et se laisse ballotter en tous sens, sans tenter de retenir son corps. Il est devenu une de ces souris de laboratoire qui, soumises à un violent stress, cessent de lutter et se résignent à mourir. Enfin, après un temps interminable, l’appareil échappe à l’orage. Mais Miesel reste prostré, englué dans une terrible impression d’irréalité. La vie reprend autour de lui, des gens rient, pleurent, mais il contemple tout cela derrière une vitre trouble. Le capitaine interdit à quiconque de se détacher jusqu’à l’atterrissage, mais Miesel, vidé de toute énergie, ne pourrait de toute façon s’extraire de son fauteuil. Sitôt les portes de l’avion ouvertes, les passagers se précipitent, impatients de fuir l’appareil, mais tandis que l’avion se vide, Miesel demeure assis sur son siège, près du hublot. Une hôtesse lui tapote l’épaule, il consent à se lever. Alors, il repense à la jeune femme, avec plus d’intensité encore. Il pressent qu’elle seule saurait l’arracher à ce gouffre d’inexistence, il la cherche des yeux mais elle est hors de vue, et il ne la retrouve pas non plus dans la queue du passage de l’immigration. Le responsable du bureau du livre vient le chercher à l’aéroport, et témoigne de la sollicitude à ce traducteur mutique et désorienté.
Le ton monocorde inquiète l’homme du consulat. Ils n’échangent plus une parole jusqu’à l’hôtel. Lorsque le lendemain en fin d’après-midi, il y revient chercher Miesel, il comprend que le traducteur n’a pas quitté sa chambre de la journée, ni même mangé. Il doit insister pour qu’il se douche, s’habille. La réception se fait à la librairie Albertine, sur la Cinquième Avenue, face à Central Park. Au moment opportun, sur un geste pressant de l’attaché culturel, Miesel sort de sa poche le discours de remerciement écrit à Paris, puis, d’une voix blanche, affirme que le rôle du traducteur est de « libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre », il déclame sans force tout le bien qu’il ne pense pas de l’autrice américaine, une grande femme blonde mal maquillée qui sourit à son côté, et il se tait, abruptement. Devant le malaise qui s’installe, l’écrivaine s’empare du micro pour le remercier vivement, et affirmer que sa saga fantastique connaîtra deux nouveaux volumes. Puis vient le moment du cocktail ; Miesel affiche un air absent. « Merde, vu ce que ce genre de festivités nous coûte, il pourrait faire un petit effort », grommelle en aparté le conseiller culturel. Le conseiller au livre défend vaguement Miesel, lequel reprend l’avion le lendemain matin. Arrivé à Paris, il se met à écrire, comme sous la dictée, et la mécanique incontrôlable de cette écriture même le plonge dans un abîme d’angoisse. Ce livre aura pour titre L’Anomalie, et ce sera le septième de l’écrivain. « De ma vie, je n’ai pas fait un geste. Je sais que de tout temps ce sont les gestes qui m’ont fabriqué, qu’aucun mouvement ne s’est accompli sous mon contrôle. Mon corps s’est contenté de s’animer entre des lignes que je n’ai pas tracées. Il y a de l’outrecuidance à laisser entendre que nous sommes maîtres dans l’espace, quand nous ne faisons que suivre les courbes de moindre force. Limite des limites. Aucun envol, jamais, ne dépliera notre ciel. » En quelques semaines, un Victor Miesel graphomane remplit une centaine de pages de cet acabit, fluctuant entre lyrisme et métaphysique : « L’huître qui éprouve la perle sait qu’il n’est de conscience que douleur, elle n’est même que le plaisir de la douleur. […] La fraîcheur de l’oreiller me renvoie chaque fois à la vaine température de mon sang. Si je frissonne de froid, c’est que ma fourrure de solitude ne parvient pas à réchauffer le monde. » Les derniers jours, il ne sort plus de chez lui. L’ultime paragraphe à sa maison d’édition dit combien cette expérience de déréalisation confine à l’insurmontable : « Je n’ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n’avais pas existé, ni vers quels rivages je l’aurais déplacé si j’avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparation altérera son mouvement. Me voici, marchant sur le chemin dont les pierres absentes m’emmènent vers nulle part. Je deviens le point où la vie et la mort s’unissent au point de se confondre, où le masque du vivant s’apaise dans le visage du défunt. Ce matin, par temps clair, je vois jusqu’à moi, et je suis comme tout le monde. Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. En vain, enfin, j’écris une dernière phrase qui ne vise pas à différer le moment. » Ayant posé ces mots, envoyé le fichier à son éditrice, Victor Miesel, envahi par une angoisse intense sur laquelle il ne parvient pas à mettre un nom, enjambe le balcon, en tombe. Ou bien s’en jette. Il ne laisse aucune lettre, mais tout le texte le mène à ce geste ultime. « Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. » On est le 22 avril 2021, il est midi..."
Hervé LE TELLIER - L'Anomalie
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