Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°944 (2024-44)
mardi
29 octobre 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
Bourrache Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 1er septembre 2024 Abeille domestique et Bourrache Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 1er septembre 2024 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 1er septembre 2024
Bouverans (Haut-Doubs), Entonnoir dimanche 1er septembre 2024 Ariane
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 6 septembre 2024
Frasne (Haut-Doubs) samedi 14 septembre 2024
Nénuphar jaune Frasne (Haut-Doubs) samedi 14 septembre 2024 Feuilles de Massette
Libellule au repos Frasne (Haut-Doubs) samedi 14 septembre 2024
Frasne (Haut-Doubs) samedi 14 septembre 2024
Boujailles (Haut-Doubs) dimanche 15 septembre 2024
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 29 septembre 2024
Arc-en-ciel et
travaux de toiture (2ème partie)
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot jeudi 26 septembre 2024 |
"Chapitre 2 Il n'y a pas de sciences sans imagination comme il n'y a pas d'art sans faits : la lépidoptérologie de Nabokov
Le paradoxe de la promiscuité intellectuelle Personne n'a jamais accusé Francis Bacon d'excès de modestie, mais lorsque le Lord Chancellor anglais proclama sa « grande instauration » de la compréhension humaine et fit serment d'embrasser toutes les formes du savoir, l'objectif ne sembla pas d'une arrogance ridicule face à la compétence et la longévité d'un grand penseur de l'époque shakespearienne. Mais depuis l'explosion du savoir et sa fragmentation en disciplines aux frontières sans cesse plus rigides et jalousement gardées, le fébrile savant qui tente de toucher à plus d'un domaine est devenu un objet de suspicion – un prétention polymorphe (« touche-à-tout et bon à rien » pour reprendre le vieux cliché), où un dilettante gênant qui cherche à imposer, dans un domaine qui lui est étranger, les méthodes de son réel savoir-faire à des sujets inadéquats dans un univers différent. Nous inclinons généralement à un bienveillante tolérance lorsque de grands penseurs ou de grands artistes poursuivent en inoffensifs amateurs des activités disparates ne soustrayant que peu de temps à leurs activités principales. Goethe (et Churchill, et de nombreux autres) fut peut-être un minable peintre du dimanche, mais ni Faust ni Werther n'en ont le moins du monde souffert. Einstein fut un violoniste quelconque (c'est du moins ce que je tiens de témoins directs), mais ce passe-temps le détourna peu de la physique. C'est la déception, en revanche, lorsque nous sentons qu'un intérêt mineur priva d'une précieuse production une activité principale de grande valeur. Les derniers écrits théologiques de Dorothy Sayers peuvent séduire les fans de religions, mais la plupart de ses admirateurs dévots auraient préféré quelques romans policiers supplémentaires mettant en scène son inimitable Lord Peter Wimsey. Charles Ives secourut de nombreuses personnes en vendant des assurances, et Isaac Newton a peut-être trouvé une chose ou deux en analysant les prophéties de Daniel, d'Ezéchiel et de l'Apocalypse – mais l'un dans l'autre, l'humanité se serait peut-être trouvée mieux d'un petit peu plus de musique ou de mathématiques. Aussi, lorsque nous découvrons qu'une passion mineure a volé un temps précieux à une activité première source de célébrité, nous tentons d'atténuer notre dépit lié aux découvertes, symphonies ou romans perdus en nous persuadant que la passion secondaire de notre héros a peut-être favorisé ou enrichi cette activité première – autrement dit, que la perde en quantité fut récompensé par un gain de qualité. Mais un tel argument est parfois très difficile à formuler ou à défendre. En quoi Paderewski fut-il meilleur pianiste en devenant Premier ministre de Pologne (ou meilleur politicien en interprétant les œuvres de son compatriote Chopin) ? Comment une ancienne carrière en Ligue majeure de base-ball a-t-elle amélioré (si tant est, en l'occurrence, qu'on en ait quelque chose à faire) le style évangélique de Billy Sunday en tant que prédicateur itinérant ? (Il entamait parfois ses sermons – je n'invente rien – par une glissade sur l'estrade.) De ce point de vue, aucun génie contemporain n'a suscité autant de commentaires que Vladimir Nabokov, dont « l'autre » carrière, la taxinomie des papillons, a généré plus d'analyses que Nabokov lui-même n'en prodigua jamais sur Ada, Lolita et tous ses autres personnages réunis. Dans son cas – car il ne fut nullement un dilettante papillonnant quelques heures les dimanches dans les bois, son filet à la main, mais un scientifique sérieux avec derrière lui une longue liste de publications et une carrière d'entomologiste bien remplie -, nous aimerions qu'il y ait un lien entre ses deux vies et pouvoir en quelque sorte nous dire : « Nous avons peut-être perdu plusieurs romans, mais il n'a pas perdu son temps avec l'entomologie, car il développa une vision et une approche qui illuminèrent, voire transformèrent, son œuvre littéraire. » (Et bien sûr, prêchant pour leur propre paroisse, certains taxinomistes professionnels – dont l'auteur de cet essai – pourraient regretter la perte de plusieurs monographies imputable aux romans de Nabokov!) Afin de dissiper tout soupçon pouvant subsister parmi les littéraires, je tiens à dire ici l'opinion prévalant dans ma communauté professionnelle : loin d'être un amateur (au sens péjoratif du terme), Nabokov, taxinomiste professionnel, dûment salarié, manifestement talentueux et parfaitement diplômé, fut internationalement reconnu pour ses compétences dans les domaines de la biologie et de la classification d'un groupe majeur, les Polyommatini d'Amérique latine, plus connus des amateurs de papillons sous le nom de « bleus ». Aucune passion ne brûla plus durablement, ou plus profondément, dans sa vie que son amour pour l'histoire naturelle et la taxinomie des papillons. Elle se manifesta dès sa tendre enfance, encouragée par l'intérêt que l'intelligentsia aristocratique russe accordait à l'histoire naturelle (mais aussi par les avantages économiques en termes de temps, de ressources et de possibilités inhérents à cette classe sociale). Dans une interview de 1962 (Zimmer, p216), Nabokov déclara : « L'une des premières choses que j'ai écrites en anglais fut un article sur les lépidoptères, que je composai à l'âge de douze ans. Il fut refusé parce qu'un papillon que j'y décrivais avait déjà été décrit par quelqu'un d'autre. » Et glissant une métaphore délicieusement entomologique, Nabokov évoqua, dans une interview de 1966, sa fascination d'enfance, l'enthousiasme de sa vie entière, et regretta les réalités politiques qui l'empêchèrent de travailler davantage sur les papillons (Zimmer, p216) : « Mais j'ai également l'intention de chasser les papillons au Pérou ou en Iran avant de me chrysalider. […] Si la révolution s'était déroulée autrement, j'aurais certes joui des loisirs d'un aristocrate terrien, mais je pense aussi que mes occupations entomologiques auraient été plus absorbantes et fécondes, et que j'aurais consacré de grands voyages à des collectes en Asie. Et j'aurais eu mon musée privé. » Nabokov publia plus d'une dizaine d'articles sur la taxinomie et la biologie des papillons, essentiellement durant ses six années de chercheur à plein temps (et de conservateur officieux) en lépidoptérologie au Musée de zoologie comparée de Harvard, où il occupa un bureau trois étages au-dessus du laboratoire qui fut trente années durant mon principal point d'attache scientifique. (Je suis arrivé vingt ans après le départ de Nabokov et je n'ai jamais eu le plaisir de le rencontrer, mais la pensée de son ancienne présence m'a toujours fait apparaître cette vénérable institution, fondée par Louis Agassiz en 1859 puis occupés par certains des plus éminents historiens naturels d'Amérique, encore plus particulière.) Nabokov travailla à Harvard, pour un modeste salaire d'un millier de dollars par an, entre 1942 et 1948, puis accepta un enseignement de littérature à Cornell. Il fut un professionnel respecté et reconnu dans sa discipline, la systématique de l'entomologie. Les raisons souvent invoquées pour qualifier Nabokov d'amateur, voire simplement de dilettante, reposent sur une plate ignorance des définitions officielles du professionnalisme de cette discipline...."
Stephen Jay GOULD - Cette
vision de la vie
|
|