Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°937 (2024-37)
mardi
10 septembre 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
Comtois Boujailles (Haut-Doubs) mercredi 31 juillet 2024 Boujailles (Haut-Doubs) mercredi 31 juillet 2024
Jeune Canard colvert La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) jeudi 1er août 2024
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) jeudi 1er août 2024 Jeune Grèbe huppé La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) jeudi 1er août 2024
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) jeudi 1er août 2024 Foulque macroule adulte La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) jeudi 1er août 2024
Etirement La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) jeudi 1er août 2024 Foulque nourrissant son petit La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) jeudi 1er août 2024
Cardère (feuille)
Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) vendredi 2 août 2024 Cardère et Bourdon (dormant) Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) vendredi 2 août 2024 Bourdon sur une fleur de Joubarbe Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) vendredi 2 août 2024 Zygène sp. Tourbières de Frasne (Haut-Doubs) samedi 3 août 2024
Myrtille des marais Tourbières de Frasne (Haut-Doubs) samedi 3 août 2024 Lézard vivipare Tourbières de Frasne (Haut-Doubs) samedi 3 août 2024 Lézard agile (femelle) Tourbières de Frasne (Haut-Doubs) samedi 3 août 2024 Lézard agile (femelle, floue) et mâle (net) Tourbières de Frasne (Haut-Doubs) samedi 3 août 2024 Lézard agile (mâle)
Tourbières de Frasne (Haut-Doubs) samedi 3 août 2024 Lézard agile (femelle) Tourbières de Frasne (Haut-Doubs) samedi 3 août 2024 |
"1
Lorsque j'ai rencontré Karen Nichols pour la première fois, je me suis dit que c'était bien le genre de femme à repasser ses chaussettes. Elle était blonde, petite, et elle est descendue d'une Coccinelle vert pomme modèle 98 au moment où Bubba et moi, notre premier café du matin à la main, traversions l'avenue en direction de l'église St Bartholomew. Nous étions en février, mais cette année-là, l'hiver avait oublié de se montrer. À part une tempête de neige et quelques journées en dessous de zéro, il avait fait relativement doux. Ce jour-là, la température frôlait déjà les dix degrés, et il n'était que dix heures. Qu'on dise ce qu'on voudra sur le réchauffement de la planète, moi, s'il peut m'éviter de déblayer l'allée enneigée, je suis pour. Karen a placé une main en visière sur ses yeux, bien que le soleil ne soit pas particulièrement éblouissant, puis elle m'a adressé un sourire incertain. – Monsieur Kenzie ? Avec mon plus beau sourire d'enfant sage qui mange-sa-soupe-aime-sa-maman, je lui ai tendu la main. – Mademoiselle Nichols ? Elle a éclaté de rire sans raison apparente. – Oui, Karen. Je suis en avance.Sa main s'est glissée dans la mienne, tellement lisse et douce qu'elle aurait pu être gantée. – Appelez-moi Patrick. Et voici M. Rogowski. Bubba a grogné en avalant son café. Karen Nichols a retiré sa main et esquissé un léger mouvement de recul, comme effrayée par la perspective d'avoir à serrer celle de Bubba. Au risque de ne peut-être pas récupérer la sienne. Elle portait une veste en daim marron qui lui arrivait à mi-cuisse, un pull ras du cou gris anthracite, un jean impeccable et des Reebok d'un blanc éclatant. Aucun de ses vêtements ne semblait avoir connu les plis, les taches ou les traînées de poussière. Elle a posé ses doigts délicats sur sa gorge satinée. – Deux détectives privés en chair et en os. Waouh. Ses yeux bleu clair se sont plissés en même temps que son nez retroussé, et de nouveau, elle a éclaté de rire. – C'est moi, le privé, ai-je précisé. Lui, il s'encanaille. Bubba a encore grogné en me bottant les fesses. – Couché, Médor, ai-je ordonné. Au pied. Il a bu un peu de café. À présent, Karen Nichols paraissait convaincue d'avoir fait une erreur en venant. J'ai donc décidé de ne pas la conduire dans mon bureau en haut du clocher. Lorsque les gens hésitent à m'engager, les emmener dans le clocher n'est généralement pas une bonne opération de promotion. Les enfants n'avaient pas classe parce qu'on était samedi, et comme l'air était humide mais pas froid, Karen Nichols, Bubba et moi nous sommes dirigés vers un banc dans la cour. Je me suis assis. Karen Nichols aussi, mais seulement après avoir essuyé la surface avec un mouchoir blanc immaculé. Les sourcils froncés, Bubba a évalué le manque de place sur le banc, puis il m'a gratifié d'un regard torve avant de s'installer par terre devant nous, en tailleur, et de nous dévisager d'un air interrogateur.– Bon chien, ai-je approuvé. À en juger par son expression, j'allais le payer très cher dès que nous serions à l'écart de toute assistance choisie. – Mademoiselle Nichols ? Qui vous a parlé de moi ? Elle a détaché ses yeux de Bubba et, nageant manifestement en pleine confusion, les a plongés dans les miens durant quelques secondes. Ses cheveux blonds coupés à la garçonne me rappelaient la coiffure de ces femmes prises en photo à Berlin dans les années 20. Elle les avait enduits de gel pour mieux les plaquer sur son crâne, et s'ils semblaient capables de résister à tout, sauf peut-être au réacteur d'un jet en phase de décollage, elle les avait néanmoins attachés près de son oreille gauche, juste en dessous de la raie, par une barrette noire ornée d'un hanneton peint. Ses grands yeux bleus ont retrouvé leur vivacité, et une nouvelle fois, elle a fait entendre son rire bref, nerveux. – Mon petit ami. – Qui s'appelle…, ai-je commencé, pensant à quelque chose comme Tad, Ty ou Hunter. – David Wetterau. Bon, mes capacités divinatoires laissaient encore à désirer. – J'ai bien peur de ne pas le connaître. – Il a rencontré quelqu'un qui a travaillé avec vous. Une femme ? Aussitôt, Bubba a redressé la tête en me foudroyant du regard. Pour lui, c'était ma faute si Angie avait mis un terme à notre association, quitté le quartier, acheté une Honda, rempli sa penderie de tailleurs Anne Klein, et plus généralement, décidé de ne plus nous fréquenter.– Angela Gennaro, c'est ça ? ai-je demandé à Karen Nichols. Elle a souri. – Oui, c'est ça. Bubba a encore grogné. Il n'allait plus tarder à hurler à la lune. – Et pourquoi auriez-vous besoin d'un détective privé, mademoiselle Nichols ? – Karen, a-t-elle rectifié en ramenant derrière son oreille une mèche imaginaire. – Karen, donc. Pourquoi avez-vous besoin d'un détective ? Un sourire triste, tout de guingois, a incurvé ses lèvres pincées, et elle s'est absorbée quelques instants dans la contemplation de ses genoux. – Il y a ce type, à mon club de gym… D'un signe de tête, je l'ai encouragée à poursuivre. Elle a avalé avec peine. À mon avis, elle espérait que je saisirais tout en une phrase. J'étais certain qu'elle allait me raconter quelque chose de déplaisant, et plus certain encore que son expérience des choses déplaisantes était on ne peut plus limitée. – Il m'a draguée, suivie sur le parking… Au début, c'était juste énervant, vous voyez ? (Elle a cherché un soutien dans mon regard.) Mais après, c'est devenu insupportable. Il a commencé à me téléphoner chez moi. J'ai tout fait pour éviter de le croiser au club, mais deux ou trois fois, je l'ai vu garé devant chez moi. En fin de compte, David en a eu marre et il est allé lui parler. L'autre a nié, et ensuite, il l'a menacé. (Elle a cillé, crispé les doigts de sa main gauche emprisonnés dans la droite.) Phy-siquement, David n'est pas du genre… impressionnant. Vous comprenez ?J'ai acquiescé. – Alors, Cody – c'est son nom, Cody Falk – s'est moqué de lui, et il m'a téléphoné un peu plus tard ce soir-là. Cody. Par principe, je le détestais déjà. – Il m'a appelée pour me dire qu'il savait combien j'en avais envie, que je n'étais sans doute jamais tombée sur, sur… – Un bon coup ? a lancé Bubba. Elle a tressailli, jeté un coup d'œil dans sa direction et vite reporté son attention sur moi. – Euh, oui. Un bon… Enfin… jamais, quoi. Et soi-disant, j'avais secrètement envie de lui. Alors, j'ai laissé ce mot sur sa voiture. C'était idiot, j'en suis consciente, mais je… eh bien, je l'ai laissé. Karen Nichols a retiré de son sac un morceau de papier violet tout froissé. De sa belle écriture nette, elle avait noté : M. Falk, Veuillez me laisser tranquille. Karen Nichols – La fois d'après, quand je suis sortie de la gym, il l'avait remis sur mon pare-brise, à l'endroit où je l'avais placé sur le sien. Si vous le retournez, monsieur Kenzie, vous verrez ce qu'il a répondu. D'un geste, elle a indiqué la feuille dans ma main. Je l'ai retournée. Au verso, Cody Falk avait inscrit un seul mot : Non Je commençais vraiment à le prendre en grippe, ce minable. – Et puis, hier ? Ses yeux se sont emplis de larmes, et elle a dû avaler à plusieurs reprises tandis que des tremblements irrépressibles parcouraient sa douce gorge blanche. J'ai placé une main sur la sienne ; elle a replié ses doigts sous ma paume. – Qu'est-ce qu'il a fait ? Elle a aspiré de l'air et un son mouillé est monté de sa gorge. – Il a saccagé ma voiture. Avec un bel ensemble, Bubba et moi avons pivoté vers la Coccinelle verte garée devant l'entrée de l'école. Elle semblait tout juste sortie de chez le concessionnaire et devait encore sentir le neuf à l'intérieur. – Cette voiture-là ? ai-je demandé. – Quoi ? (Elle a suivi la direction de mon regard.) Oh, non, non. Celle-là, c'est celle de David. – Un mec ? s'est écrié Bubba. C'est un mec qui conduit cette bagnole ? Je lui ai fait les gros yeux. Bubba a froncé les sourcils puis, toujours assis en tailleur, il a contemplé ses Rangers et les a calées sur ses genoux. Karen a secoué la tête comme pour s'éclaircir les idées. – Normalement, j'ai une Corolla. Je voulais une Camry, mais on n'avait pas les moyens. David est en train de monter son affaire, on n'a pas fini de rembourser nos prêts étudiants, alors j'ai choisi la Corolla. Et maintenant, elle est fichue. Il l'a aspergée d'acide. Il a percé le radiateur. Le garagiste a même dit qu'il avait mis du sirop dans le moteur. – Vous en avez parlé à la police ? Toujours tremblante, elle a acquiescé. – Il n'y a pas de preuves contre lui. Il a raconté aux policiers qu'il était au cinéma ce soir-là, et des gens l'ont vu entrer dans la salle et en ressortir. Il… (Son visage a paru s'affaisser, et elle s'est empourprée.) Il est intouchable, et la compagnie d'assurances refuse de prendre en charge les frais. Bubba s'est redressé en me regardant. – Pourquoi ? ai-je demandé. – Parce qu'ils n'ont pas reçu ma dernière cotisation. Et je… je l'ai envoyée. Il y a trois semaines. Ils ont dit qu'ils m'avaient adressé un rappel, mais je ne l'ai jamais eu. Et, et… Quand elle s'est voûtée, des larmes ont coulé sur ses genoux. Karen Nichols avait une collection d'animaux en peluche, je l'aurais parié. Sa Corolla saccagée s'ornait d'autocollants style visage souriant ou petits poissons. Elle lisait les romans de John Grisham, écoutait du rock doux, adorait les sorties entre copines et n'avait sans doute jamais vu un film de Spike Lee. Elle n'avait sans doute jamais pensé non plus que ce genre de choses pourrait lui arriver. – Karen, ai-je murmuré, quel est le nom de votre compagnie d'assurances ? D'un revers de main, elle a essuyé ses larmes. – State Mutual. – Et vous êtes passée par quel bureau de poste ? – Eh bien, je ne m'en souviens plus, parce que j'habite à Newton Upper Falls, mais… Mon petit ami ? (D'un air penaud, elle a regardé ses belles baskets blanches.) Il vit à Back Bay, et je… je suis beaucoup là-bas. Elle l'avait dit comme si elle confessait un péché, et je me suis demandé où poussaient les gens comme elle, s'il y avait une variété de graines spéciales et comment je pourrais m'en procurer si je devais avoir un jour une fille. – Vous avez déjà eu du retard dans vos versements ? Elle a nié de la tête. – Jamais. – Depuis combien de temps êtes-vous assurée chez eux ? – Depuis que j'ai quitté la fac, après ma licence. Ça fait sept ans. – Où habite-t-il, ce Cody Falk ? Avant de répondre, elle a pressé ses mains sur ses yeux pour vérifier qu'ils étaient secs. Comme elle n'était pas maquillée, rien n'avait coulé. Elle avait la beauté saine de ces femmes dans les publicités pour la crème Nivéa. – Je ne sais pas. Mais il est au club de gym tous les soirs à sept heures. – Quel club ? – Le Mount Auburn Club, à Watertown. (Elle s'est mordillé la lèvre inférieure, avant de nous décocher son sourire Ultrabrite.) Je me sens tellement ridicule… – Mademoiselle Nichols, vous n'êtes pas armée pour affronter des gens comme Cody Falk. Vous comprenez ? Personne ne l'est. C'est un sale type, et vous n'avez rien à vous reprocher. Lui, si. – Vous croyez ? Elle a réussi à sourire, mais la peur et la confusion se lisaient toujours dans ses yeux. – Oh que oui, ai-je affirmé. C'est lui, le méchant. Une espèce de taré qui prend plaisir à effrayer les gens. – C'est vrai. (Elle a opiné.) Ça se voit dans son regard. Plus il me mettait mal à l'aise dans le parking ce soir-là, plus il semblait content. Bubba a lâché un petit rire. – Vous, vous étiez mal à l'aise ? Mouais, ben attendez qu'on aille rendre visite à Cody, et on en reparlera ! Karen Nichols l'a regardé, et durant un bref instant, elle a paru plaindre Cody Falk. Dans mon bureau, j'ai décroché le téléphone pour appeler mon avocat, Cheswick Hartman. Karen Nichols était repartie au volant de la Coccinelle de son petit ami. Je lui avais conseillé d'aller trouver sur-le-champ son assureur et de lui signer un nouveau chèque. Elle craignait de voir sa demande rejetée, mais je lui avais affirmé que tout serait arrangé quand elle arriverait. Elle s'était ensuite demandé à voix haute si elle aurait de quoi payer mes honoraires, et je lui avais répondu que si elle pouvait me régler une journée de travail, ce serait parfait, parce que je n'aurais pas besoin de plus. – Une journée seulement ? – Une journée, avais-je confirmé. – Et pour Cody ? – Vous n'entendrez plus jamais parler de lui. Sur ce, j'avais refermé la portière de sa voiture. Karen Nichols s'était éloignée et m'avait encore adressé un petit signe de la main en s'arrêtant au premier feu rouge. – Regarde le mot « mignonne » dans le dico, ai-je dit à Bubba. Vérifie s'ils ont mis la photo de Karen Nichols à côté de la définition. Il a examiné la modeste pile de livres sur le rebord de ma fenêtre. – C'est lequel, le
dico ?..."
Dennis LEHANE - Prières
pour la pluie
|
|