Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°936 (2024-36)
mardi
3 septembre 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Courvières
(Haut-Doubs), 5 matinées
Au lever du jour... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 21 juillet 2024 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 21 juillet 2024
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 21 juillet 2024
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 21 juillet 2024
Véronique petit-chêne Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 jeudi 25 juillet 2024 Alchémille Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 jeudi 25 juillet 2024 Berce
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 jeudi 25 juillet 2024 [à suivre ...] |
"L'entreprise parle une no man's langue qui fait fuir Ce qui frappe le plus en entreprise, c'est la langue de bois. Par parenthèse, il faut reconnaître qu' elle n'en a pas le monopole, et qu' on vit dans un monde jargonnant ; l'université, les médias et les psychanalystes excellent dans le genre. Mais celle de l'entreprise est particulièrement assommante : de quoi décourager complètement ce héros du travail qui sommeille en vous et qui s'appelle le stakhanoviste. (Si vous ignorez le sens de ce mot, continuez à lire l'esprit léger, car le stakhanoviste n'a pas été retenu pour le casting de cet ouvrage : on en voit peu dans les firmes. Ils en ont eu jadis en Union soviétique, mais nul ne sait ce qu'ils sont devenus.) Charabia, te voilà Quand j'ai commencé à travailler, je ne comprenais rien à ce que mes collègues me disaient, et j' ai mis un moment à réaliser que c' était normal. Un magnifique exemple de cette langue ridicule est donné dans le livre de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte ouvrage emblématique de toute une génération (la mienne). «Avant de m'installer dans ce bureau, on m' avait remis un volumineux rapport intitulé « Schéma directeur du plan informatique du ministère de l'Agriculture ». [...] Il était consacré, si j' en crois l'introduction, à un "essai de prédéfinition de différents scenarii archétypaux, conçus dans une démarche cibleobjectif". [...] Je feuilletai rapidement l'ouvrage, soulignant au crayon les phrases les plus amusantes. Par exemple : "Le niveau stratégique consiste en la réalisation d'un système d'informations global construit par l'intégration de sous-systèmes hétérogènes distribués" » La langue de bois, c'est cela : le niveau zéro du langage, celui où les mots ne veulent plus rien dire. C' est que l'entreprise a fait un rêve : le langage humain, loin d'être une fenêtre ou un miroir comme certains intellectuels vraiment allumés le pensent, ne serait qu'un « outil ». Il serait un code réductible à de l'information pour peu qu'on en maîtrise la clé. Ce fantasme d'une parole transparente, rationnelle, sur laquelle on pourrait facilement avoir prise, se traduit par une véritable no man's langue. Se voulant sans passions ni préjugés, nettoyé de tout imaginaire, ce langage nimbe les affirmations d'une aura de détachement toute scientifique. Les mots ne servent plus à signifier, et escamotent les liens entre les événements en dissimulant les causes qui les engendrent. La no man's langue, délibérément obscure et inintelligible, finit par ressembler à un obscur jargon dérivé des pseudosciences. Ce sont, il est vrai, des caractéristiques propres à séduire un public qui se sent d'autant mieux renseigné que ses idées s'embrouillent. Plus ce que l'entreprise dit est technique et abstrait, plus elle semble croire que c' est convaincant : elle use et mésuse de cette linguistrerie. Sa langue de bois est une glose immuable à propos du réel. Certes, des mécanismes sont en marche, mais ils avancent de façon inexorable et figée, ce qui donne à penser que personne n'est impliqué : « Une cellule de veille est mise en place », «Un programme d'information est élaboré », « Un bilan est établi ». Aussi, on pourrait croire qu'en entreprise il n'arrive rien ; cette langue impersonnelle, qui met l' accent sur les processus, nous donne l' illusion qu'on est à l' abri. Rien ne peut se passer ; la paix, non pas des braves, mais du cadre moyen : aucune surprise, aucune aventure — sauf bien sûr celle d' être viré ! L'Histoire, c'est pour les autres, les va-nu-pieds qui habitent dans les marges du monde civilisé et qui s'entre-tuent à l'occasion quand ils n'ont pas grand-chose de mieux à faire. Seul le régime communiste, très bavard, s'est montré plus prolixe en langue de bois que l'entreprise. George Orwell, auteur visionnaire de 1984, a été le premier à comprendre que le jargon des Soviétiques n'était pas un jargon comme les autres, risible et inoffensif, mais une véritable métamorphose du langage au contact d'une idéologie. Il a eu l'intuition du rôle joué par la novlangue dans le fonctionnement de l'État totalitaire. Et totalitaire, l'entreprise l'est, d'une manière soft évidemment ; elle ne prétend pas que le travail rende libre (en allemand, Arbeit macht Frei de sinistre mémoire), mais il arrive que certains hypocrites osent l'affirmer. Le vrai problème, c'est que la langue qu'elle parle nie l'individu en escamotant le style : aucun mémo, aucune note, ne doit trahir son auteur. Chaque texte est poli, afin que le rituel de la langue de bois, propre à chaque firme, soit respecté. Une manière d'écrire collective s'instaure. Quel que soit le sujet traité, la matière est broyée par un rouleau compresseur. Elle n'est assumée par aucun locuteur, ne fait que reproduire des paroles déjà prononcées, et ne s'adresse donc pas à vous — pas étonnant qu' elle vous endorme ! Elle offre l'exemple unique d'une langue qui a divorcé d'avec la pensée, mais qui n'est pas morte (pas encore) des suites de cette séparation. Cette langue obéit à cinq règles de base : L'entreprise fait compliqué quand on peut faire simple. Elle utilise «initialiser» à la place de commencer, verbe qui fait beaucoup trop trivial, « finaliser » au lieu du très ordinaire finir, et « positionner » pour le terre-à-terre placer. Elle choisit son vocabulaire de façon à se donner plus d' importance qu' elle n'en a réellement. « Coordonner », « optimiser », sont plus porteurs qu' « exécuter ». Mais c' est «décider» qui trône au panthéon des verbes, d' une courte tête devant « piloter» ou « chapeauter ». Elle ne lésine pas sur les mots en « ente » : pertinence, compétence, expérience, efficience, cohérence, excellence, tous ces mots donnent en apparence de l'importance. Elle considère la grammaire comme une vieillerie obsolète. Elle abuse des circonlocutions, boursoufle la syntaxe, se revêt de toute une quincaillerie de termes techniques et administratifs, et malmène les mots. Car elle sait dévoyer le français avec maestria : l'entreprise aime les barbarismes. Par exemple, «décliner» n' est pas employé dans son sens usuel ; quand on décline un logo, un message, une valeur, cela ne signifie pas qu' on les abaisse, mais qu' ils sont adoptés par d'autres instances, situées en dessous. De même, le très usité « solutionner », qui remplace sans coup férir résoudre, est d'autant moins français qu' il donne une vraie prestance de cadre. Elle manifeste la ligne politique d' un pouvoir impersonnel. Elle ne cherche ni à convaincre, ni à prouver, ni à séduire, mais livre des évidences de façon uniforme en excluant les jugements de valeur. Le but ? Vous faire obéir. Méfiance, Goebbels, bras droit de Hitler, le disait déjà : « Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir un certain effet. » En effet, la novlangue de l'entreprise est souvent à mi-chemin entre le propos objectif soi-disant scientifique et le claquement péremptoire du slogan. Et cela donne : « La coopération doit s'accentuer entre les unités », « Il faut s'efforcer d'impulser nos nouveaux modes opératoires avant la date butoir du 15 », « Mettre en place les orientations définies par le projet de service reste et restera une priorité ». Elle n'emprunte que des routes ultra balisées et connues dans leurs moindres détours. Si elle ne veut rien dire par elle_même, elle peut toutefois être déchiffrée : un texte, un communiqué, ne livre son sens que par ses écarts à un code implicite. Chaque entorse au cérémonial révèle quelque chose. Aussi, si vous n'avez rien de mieux à faire, vous pouvez devenir expert en langue de bois... Cette langue a une emprise sur nous, et prétend penser à notre place. Elle ravale le salarié à une pure mécanique. Machine, lève-toi et travaille ! Tes perceptions, tes sentiments, tes ambitions, doivent, c'est sûr, pouvoir être traduits en tableaux et en courbes, et ton travail n'est qu un « processus » à rationaliser. Mais dévoyer le langage se paie cher. Quand les mots paraissent à ce point truqués, quand il devient difficile de démêler le vrai du faux et d'empêcher les rumeurs, la méfiance règne. Aussi, nombre de salariés ont-ils l'idée paranoïaque qu'un vaste complot est ourdi contre eux par leur hiérarchie. Puisque celle-ci parle une langue digne de la Pravda, organe soviétique de la vérité officielle, cela signifie-t-il qu'il y a véritablement anguille sous roche ? C'est parfois vrai, mais souvent les choses sont beaucoup plus simples : les managers parlent en novlangue parce qu ils ont été formés pour cela, et sélectionnés sur leur maîtrise de ce sabir pour accéder à certains postes ; tout se passe comme si la langue de bois était devenue leur élément naturel. Un stage de « français
première langue » serait utile à nombre de nos hiérarques,
mais ce n'est malheureusement pas prévu sur la liste des
formations homologuées par la firme. Celle-ci préfère la
programmation neurolinguistique (PNL) et autres méthodes de
pacotille, qui ne visent rien d'autre qu'à continuer à
parler et à penser tous en rond..."
Corinne MAIER - Bonjour
Paresse
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