Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°922 (2024-22)
mardi
28 mai 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Au lever du soleil... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 19 avril 2024 La loge Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 19 avril 2024 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 19 avril 2024
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Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 19 avril 2024
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 19 avril 2024
Grive draine
Brocard en velour Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 19 avril 2024 Est-ce un jeune ? (un des 2 petits observés l'année dernière ?) Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 19 avril 2024 Dans la neige... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 19 avril 2024
Bergeronnette grise
Sous la tempête de neige
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 21 avril 2024 [à suivre...]
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Est-ce que quelque chose comme la « félure fatale », cette faille sombre et révélatrice qui traverse le milieu d'une vie, existe hors de la littérature ? Je croyais que non. Maintenant je pense que oui. Et je crois que voici la mienne : une avidité morbide du pittoresque à tout prix. A moi. L'histoire d'une de mes folies. Je m'appelle Richard Papen. J'ai vingt-huit ans et je n'avais jamais vu la Nouvelle-Angleterre ou l'université de Hampden avant d'avoir dix-neuf ans. Je suis californien de naissance et aussi, je le sais depuis peu, par nature. Cela, je ne l'avoue que maintenant, après coup. Mais peu importe. J'ai grandi à Plano, un petit village du nord de la Silicon Valley. Ni sœurs ni frères. Mon père tenait une station service et ma mère est restée à la maison jusqu'à ce que je devienne adulte, que les temps se fassent plus difficiles, ensuite elle a pris un travail qui consistait à répondre au téléphone dans les bureaux d'une grande usine de composants à côté de San José. Plano. Le mot évoque des drive-in, des mobilhomes, des ondes de chaleur montant de l'asphalte. Les années où j'ai vécu là-bas m'ont créé un passé jetable comme une tasse plastique. Ce qui est en un sens un don précieux, j'imagine. En partant de chez moi j'ai pu me fabriquer une nouvelle histoire, beaucoup plus satisfaisante, remplie d'influence évidentes et simplistes liées à l'environnement ; un passé coloré, facilement accessible aux autres. L'éblouissement de cette enfance fictive – pleine de piscines, de bosquets d'orangers et de parents dissolus, charmants et dans le show-biz – a presque éclipsé la monotonie de l'original. En fait, quand je pense à ma véritable enfance, je suis incapable de me rappeler grand-chose à part un triste méli-mélo d'objets : les tennis que je portais toute l'année ; les livres à colorier du supermarché et le vieux ballon écrasé, ma contribution aux jeux du voisinage ; guère d'intérêt, encore moins de beauté. J'étais un garçon calme, grand pour son âge, avec des taches de rousseur. Je n'avais pas beaucoup d'amis mais j'ignore si c'était par choix ou si c'était dû aux circonstances. Un bon élève, semble-t-il, mais sans rien d'exceptionnel ; j'aimais lire – Tom Swift, Tolkien – mais aussi regarder la télévision, ce que je faisais abondamment, allongé sur la moquette de notre salon désert au cours des longs après-midi d'ennui après la classe. Franchement, je ne me rappelle pas grand-chose d'autre de ces années sinon une certaine humeur qui leur était commune, un sentiment mélancolique que j'associe à la vision du Monde merveilleux de Disney le dimanche soir. Dimanche était un jour triste – couché tôt, à l'école le lendemain matin, je m'inquiétais toujours d'avoir mal fait mes devoirs – mais en regardant les feux d'artifice éclater dans le ciel nocturne par-dessus les châteaux illuminés de Disneyland, j'étais consumé par une impression de terreur plus générale, d'emprisonnement dans l'aller-retour sempiternel de l'école au foyer : des circonstances qui, du moins pour moi, offraient de solides arguments empiriques en faveur de la sinistrose. Mon père était méchant, notre maison était laide, et ma mère ne faisait pas attention à moi ; mes vêtements étaient nuls, mes cheveux trop courts, et à l'école personne ne m'aimait beaucoup ; et comme tout cela se vérifiait depuis toujours, j'avais l'impression que les choses continueraient sans doute dans cette veine déprimante aussi longtemps que je pouvais l'imaginer. En bref : je sentais que mon existence était compromise d'une façon subtile mais essentielle. Je suppose alors qu'il n'y a rien d'étrange à ce que j'aie du mal à établir un lien entre ma vie et celle de mes amis, ou du moins avec ce que je perçois de leurs vies. Charles et Camilla sont des orphelins (comme j'ai pu désirer la rigueur d'un tel destin!) élevés par leurs grand-mères et grand-tantes dans une maison en Virginie : une enfance dont j'aime à rêver, avec des chevaux, des rivières et des arbres à gomme. Et Francis : sa mère, quand elle l'a eu, n'avait que dix-sept ans – une fille au sang appauvri, capricieuse, avec des cheveux roux et un papa très riche, qui s'était enfuie avec le batteur de Vance Vane et ses Musical Swains. Elle était rentrée au bout de trois semaines, le mariage avait été annulé en six ; et comme Francis se plaît à dire, les grands-parents les avaient élevés comme frère et sœur, lui et sa mère, dans un style si libéral que même les mauvaises langues en étaient impressionnées – gouvernantes anglaises, écoles privées, étés en Suisse, hivers en France. Voyons enfin ce vieux bourru de Bunny, si vous le voulez bien. Pas une enfance avec dufflecoats et leçons de danse, pas plus que la mienne, mais une enfance américaine : fils d'une star du football à Clemson devenu banquier ; quatre frères, pas de sœurs, dans une grande maison bruyante en banlieue, bateaux à voile, raquettes de tennis et chiens de chasse à leur disposition ; l'été à Cape Cod, des pensions près de Boston et des pique-niques en 4x4 pendant la saison de foot – une éducation dont on sentait la présence vitale dans chaque geste de Bunny, de la façon dont il vous serrait la main à celle dont il racontait une blague. Je
n'ai pas et je n'ai jamais rien eu de commun avec aucun
d'entre eux,
rien sinon ma connaissance du grec et l'année que j'ai
passée en
leur compagnie. Et si l'amour est quelque chose qu'on a en
commun, je
suppose que nous l'avions en commun, mais j'imagine que cela
peut
paraître bizarre au vu de l'histoire que je vais vous
raconter..."
Donna TARTT - Le Maître
des illusions
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