Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°919 (2024-19)
mardi
7 mai 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Dernière neige (?) Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 24 mars 2024 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 24 mars 2024
Bergeronnette grise Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 24 mars 2024 Violette sp.
Primevère sp.Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 24 mars 2024 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 24 mars 2024 Chevreuils Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 30 mars 2024
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 30 mars 2024
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 30 mars 2024
Rougequeue noir femelle Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 30 mars 2024 Renard Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 30 mars 2024
Drave printanière
Crocus albiflorus
(fleur blanche), après la pluie... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 31 mars 2024
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"1 Elle revint dans l'île le vendredi 16 août par le bac de trois heures de l'après-midi. Elle portait un jean, une chemise écossaise à carreaux, des chaussures simples à talon plat, sans bas, une ombrelle en satin, son sac à main et, pour tout bagage, une mallette de plage. Sur le quai, dans la file des taxis, elle alla tout droit vers un vieux modèle rongé par le salpêtre de mer. Le chauffeur l’accueillit avec un salut amical et la conduisit en avançant cahin-caha à travers le village indigent avec ses bicoques de torchis, ses toits de palmes de sabal et ses rues de sable brûlant face à une mer en flammes. Il dut faire des cabrioles pour éviter les cochons impavides et les enfants nus qui le taquinaient en simulant des passes de torero. À l’extrémité du village, il s’engagea dans une allée de palmiers royaux où, entre la mer ouverte et une lagune côtière peuplée de hérons bleus, se succèdent les plages et les hôtels de tourisme. Il finit par s’arrêter devant l’hôtel le plus vieux et le plus déchu de tous. Le réceptionniste l’attendait avec la fiche d’enregistrement à signer et les clefs de la seule chambre de l’étage qui donnait sur la lagune. Elle monta l’escalier en quatre enjambées et entra dans une pauvre pièce à l’odeur d’insecticide encore prégnante et presque entièrement occupée par un énorme lit double. Elle sortit de la mallette un nécessaire de toilette en maroquin ainsi qu’un livre dont les tranches n’étaient pas rognées, une page marquée par un coupe-papier en ivoire, et le posa sur la table de chevet ; elle en sortit aussi une chemise de nuit en satin rose qu’elle mit sous l’oreiller, un fichu en soie aux motifs d’oiseaux équatoriaux, une chemisette blanche et une vieille paire de tennis avec lesquels elle passa dans la salle de bain. Avant de se préparer, elle ôta son alliance, puis la montre d’homme qu’elle portait au poignet droit, les posa sur la table de toilette et fit quelques ablutions rapides pour se débarrasser de la poussière du voyage et chasser la torpeur de la méridienne. Quand elle eut fini de s’essuyer, elle soupesa dans le miroir ses seins encore ronds et arrogants en dépit de ses deux accouchements. Elle tira ses joues en arrière du plat de ses mains pour se rappeler ce qu’elle avait été dans sa jeunesse, ignora les rides de son cou – le mal était sans remède – et inspecta ses dents parfaites, brossées depuis peu, après le déjeuner à bord du bac. Ensuite, elle frotta avec la bille du déodorant ses aisselles rasées avec soin et enfila la fine chemisette de coton ornée sur la poche, en broderie, des initiales AMB. Elle brossa ses longs cheveux noirs, qui tombaient sur ses épaules, et les resserra assez haut à l’arrière de sa tête avec le fichu aux oiseaux. Pour terminer, elle adoucit ses lèvres avec un bâton de simple vaseline, mouilla ses index sur sa langue pour lisser ses sourcils en bataille, mit une goutte de Maderas de Oriente derrière chaque oreille et affronta enfin dans le miroir son visage de mère automnale. Sa peau, sans trace de cosmétique, avait la couleur et le lissé de la mélasse de canne, et ses yeux de topaze aux sombres paupières portugaises étaient beaux. Elle s’éplucha tout entière, se toisa sans pitié et se trouva presque aussi bien qu’elle se sentait. Ce ne fut que quand elle eut remis son alliance et sa montre qu'elle s'avisa de son retard : il était quatre heures moins six, mais elle s'accorda une minute de nostalgie pour contempler les hérons qui planaient, immobiles, dans la torpeur ardente de la lagune. Le taxi l'attendait sous les bananiers de l'entrée. Il démarra avant même qu'elle lui eût indiqué la direction à prendre, s'engagea dans l'allée des palmiers jusqu'à une place entre les hôtels où se tenait le marché en plein air et s'arrêta devant un éventaire de fleuriste. Une grande noire qui sommeillait sur une chaise longue, réveillée en sursaut par le coup de klaxon, reconnut la femme sur la banquette arrière de l'automobile et vint lui tendre le bouquet de glaïeuls préparé à son intention en riant et en débitant des sornettes. Quelques croisements plus loin, le taxi tourna et prit un chemin montant à peine carrossable sur une corniche caillouteuse. A travers l'air vitrifié par la chaleur on apercevait la mer des Caraïbes, les yachts alignés dans le port de plaisance, le bac de quatre heures qui regagnait la ville. Au sommet de la colline se trouvait un cimetière des plus pauvre. Elle poussa sans effort le portail rouillé, s'engagea avec son bouquet de fleurs dans l'allée entre les tumulus étouffés par la végétation. Il y avait, au milieu, un kapokier aux grandes branches qui lui permit de s'orienter pour retrouver la tombe de sa mère. Les arêtes des graviers lui blessaient les pieds malgré l'épaisseur des semelles de crêpe, déjà chaudes, et le soleil filtrait au travers du satin de l'ombrelle. Un iguane surgit des broussailles, s'arrêta net devant elle, la regarda un instant et détala à toute allure. Après avoir enfilé les gants de jardin qu'elle avait mis dans son sac, il lui fallut nettoyer trois pierres tombales avant de reconnaître le marbre jaunâtre avec l'inscription du nom de sa mère et la date de son décès, huit ans auparavant. Chaque 16 août à la même heure elle faisait le même voyage, prenait le même taxi, s'arrêtait chez la même fleuriste et, sous un soleil de feu, dans ce même cimetière indigent, venait poser un nouveau bouquet de glaïeuls sur la tombe de sa mère. Puis il ne lui restait plus rien à faire jusqu'au lendemain, à neuf heures du matin, quand le premier bac du retour prenait la mer. Elle s'appelait Ana Magdalena Bach, était âgée de quarante-six ans, dont vingt-six vécus en bons termes avec son mari, qu'elle aimait et qui l'aimait ; elle s'était unie à lui sans avoir terminé ses études d'arts et de lettres, encore vierge, et sans avoir eu au préalable le moindre amoureux. Sa mère, qui s'était distinguée en appliquant la méthode Montessori dans le primaire, n'avait jamais voulu pousser plus loin de toute sa vie, malgré ses mérites. Ana Magdalena avait hérité d'elle la splendeur de ses yeux dorés, la vertu de la discrétion et l'intelligence de savoir maîtriser son tempérament. Sa famille se composait de musiciens. Son père avait été professeur de piano et directeur du Conservatorio Provincial pendant quarante ans. Son mari, lui aussi fils de musiciens et chef d'orchestre, avait succédé à son beau-père à la tête du conservatoire. Ils avaient un fils, exemplaire ; premier violoncelle de l'orchestre symphonique national à vingt-deux ans et applaudi par Mstislav Leopoldovitch Rostropovitch lors d'un concert privé. Quant à leur fille de dix-huit ans, elle avait une facilité confinant au génie pour jouer à l'oreille de n'importe quel instrument, ce qui lui convenait surtout comme prétexte pour passer la nuit dehors. Elle aimait d'un amour allègre un excellent trompettiste de jazz, mais voulait entrer dans l'ordre des Carmélites déchaussées, contre l'avis de ses parents. En apprenant que, trois jours avant de mourir, sa
mère avait fait savoir qu'elle désirait être enterrée dans
l'île, Ana Magdalena s'était prononcée : elle voulait
être du voyage, ce que personne n'avait trouvé prudent,
d'autant moins qu'à l'entendre elle ne croyait pas pouvoir
survivre à son chagrin. Son père ne l'emmena dans l'île
qu'un an plus tard, quand on posa la dalle de marbre qui
alors manquait encore à la tombe. Elle fut effrayée par la
traversée en hors-bord qui dura près de quatre heures sans
un instant de mer calme, mais elle admira les plages de
poudre blonde au bord même de la forêt vierge, les oiseaux
tapageurs et le vol fantomatique des hérons sur les eaux
dormantes de la lagune côtière. La misère du petit village
où ils durent dormir à la belle étoile dans des hamacs
suspendus entre deux cocotiers la déprima, quand bien même
l'endroit avait vu naître un poète et un sénateur
grandiloquent qui faillit être président de la République.
Le nombre de pêcheurs noirs mutilés d'un bras par
l'explosion prématurée d'un bâton de dynamite
l'impressionna. Mais, avant tout, elle comprit la volonté de
sa mère quand, du plus haut point du cimetière, elle
découvrit la splendeur du monde. C'était l'unique endroit
solitaire où elle ne pouvait se sentir seule. Alors, Ana
Magdalena Bach se fit un devoir de laisser sa mère ensevelie
là et d'apporter tous les ans un bouquet de glaïeuls pour
fleurir sa sépulture..."
Gabriel Garcia MARQUEZ (dit
"Gabo") - Nous nous verrons en août
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