Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°911 (2024-11)
mardi
12 mars 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 février 2024 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 février 2024
Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 février 2024 Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 février 2024 Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 février 2024 Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 février 2024
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 4 février 2024
<image recadrée>
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 4 février 2024
Etourneau sansonnet
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 25 février 2024 Etourneau sansonnet
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 25 février 2024
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"En chemin, elle s'arrêta pour identifier des indices du passage de l'ourse dans une zone de tourbière, elle se savait sur son territoire. A proximité, un piège photo immortalisait les visiteurs du point d'eau, carrefour de rencontres animales. Et dans l'entremêlement des traces d'ongulés, de renards, de martres et de genettes, elle distingua d'imposantes marques, les paumes d'un ours. L'une d'entre elles, nettement imprimée dans la boue noire, ne laissait pas de place au doute. Elle était sur la bonne piste. Elle prit quelques photos. Elle observa un droséra. Ces petites plantes insectivores, ornées de filaments cramoisis, semblaient appartenir à une autre planète. Elles exsudaient une substance sucrée pour attirer moucherons et moustiques, avant de les prendre dans un piège fatal – les pattes des insectes adhérant au miel – pour les ingurgiter ensuite au moyen d'un puissant suc digestif. A Boris, qui l'avait un jour accusée de faire de l'écologie de la peluche en choisissant de se spécialiser sur une espèce charismatique, elle avait rétorqué que lors des affûts, elle passait plus de temps à observer les limaces, les plantes, les mousses, les oiseaux et les moucherons qu'à voir des ours. Ils n'étaient qu'un prétexte pour arpenter les plis sauvages du monde. Plus tard, elle posa ses affaires entre les rochers au pied d'un dévers rocailleux fréquenté par l'ourse et ses petits, un des corridors comportementaux qu'elle avait identifiés. Un dernier névé survivait parmi les éboulis siliceux dans la combe d'en face, parsemés de renoncules des glaciers – délicats pétales blancs, pistils d'or, la fleur était rare. D'ici, Alma pouvait voir de part et d'autre sans être vue. Bien sûr, son odeur, ses mouvements, elle laissait partout des traces, mais les ours étaient accoutumés au passage des randonneurs, s'approchaient des villages ; ils ne cherchaient pas la compagnie des humains mais ne s'effarouchaient pas de leur proximité. Elle installa la longue-vue. La rencontre pouvait avoir lieu à tout moment. Si l'ours surgissait, il serait trop tard pour monter le matériel. Elle scruta la montagne à la jumelle tout l'après-midi. Les heures chaudes furent calmes, les animaux se protégeaient de l'intensité anormale du soleil. Les bêtes semblaient en avoir pris acte, même les oiseaux s'étaient tus dans la boursouflure de l'après-midi. Vers la fin de la journée, elle observa un renard, absorbé par la chasse au campagnol, en contrebas. Elle suivit du regard sa course irrégulière, son corps bondissant de gauche à droite pour tenter d'attraper une proie. Quelques isards passèrent par les crêtes, leurs silhouettes se découpant dans le couchant, la montagne devenue un théâtre d'ombres chinoises. Au crépuscule, un grand cerf rejoignit sa harde. L'ourse n'apparut pas, le suspense était intact. Elle aurait pu se pointer au moins cinq minutes, juste passer, pour se donner du courage... Lasse, elle consigna les quelques rencontres dans son carnet, puis elle s'endormit tôt après avoir grignoté une pâte d'amande, recroquevillée entre deux rochers, dans son duvet. Les fiches comportement étaient vierges. La longue-vue resta en place, elle avait gardé à portée de main les jumelles thermiques, qui lui permettraient de voir de nuit si quelque chose se présentait. La journée qui suivit fut paisible, peu de visites. Le ciel était voilé mais l'air lourd, l'ennui guettait. Elle se concentrait sur les teintes des pentes adjacentes pour le déjouer. Selon la manière dont elle fixait la montagne, il lui semblait parfois ne voir que le vert halluciné des plantes, puis seul le minéral fixait son regard, les infinies nuances grises des pierriers. La montagne était pourtant faite de ces deux humeurs, du vert et du gris, du tendre et du dur, du végétal et de la roche. Elle songea à sa mère, qui vivait dans un monde de formes et de couleurs, elle lui avait appris à décrire la palette chromatique des choses. Son père avait l'oeil du scientifique qui classe, nomme. Son regard sur le monde était également marqué par ces deux influences. Parfois, Sam se rappelait à son souvenir, sa manière instinctive d'aborder l'affût. Puis elle était tout à l'observation des vautours dans le ciel, sur les parois rocheuses où ils nichaient. Et soudain, dans la falaise, un tichodrome échelette. Elle ne lâcha pas l'oiseau-papillon de sa longue-vue. Avec son bec long et fin, il cherchait des insectes dans les anfractuosités de la roche, s'y accrochant de ses pattes. Il s'envola subitement, découvrant l'intérieur de ses ailes arrondies, d'un rose explosif. L'oiseau miracle était passé mais l'ourse se faisait toujours attendre, la seconde journée d'affût s'achevait. Ses genoux tiraient à force de postures inconfortables, elle répondit laconiquement à François : tout va bien, ours RAS, affût prolongé. Il aurait fallu ne pas soumettre l'affût à l'injonction du résultat, mais son poste l'imposait. J'ai gagné en endurance, songea-t-elle en se roulant en boule pour sommeiller. Plus jeune, elle aurait été incapable de faire face à ces journées de silence et d'immobilité et de disparaître ainsi dans la roche.
A l'aube du troisième jour, l'humidité la réveilla avant que le soleil n'ait chauffé l'atmosphère. A son point d'orgue, il serait brûlant, et il faudrait lutter contre la torpeur, une serviette humide sur la tête, foutue canicule. Elle sortit de son duvet, s'étira à peine, remua chacune de ses articulations, puis se saisit de ses jumelles. Les premières lueurs du jour étaient propices à l'observation. D'abord, elle ne vit rien d'autre que la combe plongée dans l'ombre, les crêtes désertées, les prairies, les landes, et plus bas l'orange des tourbières. Elle fit de nouveau le point sur la paroi rocailleuse en face, le genre d'endroit où les ours aimaient traîner, se déplaçant avec agilité malgré leur carrure. Les petits y aiguisaient leur équilibre, les mères cherchaient les charognes libérées par la fonte des neiges. Un circaète entra dans son champ de vision et réalisa sous ses yeux un vol stationnaire. Bientôt, il fut juste au-dessus, elle retint son souffle. Alma n'avait jamais observé d'aussi près l'ondulation des plumes blanches du mangeur de couleuvres. Encore quelques instants, peut-être tenterait-il un piqué. Il disparut bientôt, reprenant sa chasse. Le premier rayon du soleil vint chatouiller son bras, elle n'avait pas cessé de jumeler. Elle sentait la faim la gagner. Elle s'apprêtait à baisser le regard quand elle aperçut deux formes rondes derrière un rocher, sur le flanc d'en face. Enfin, son pouls s'emballa. Elle respira un grand coup, fit la mise au point, la tête d'un ours apparut, avant de disparaître de nouveau derrière la roche. Il était là, elle en était certaine. Peut-être occupé à fouiner à la recherche d'insectes, manger une charogne ? L'animal sortit alors de sa cachette, serein, conséquent, faisant rouler ses épaules ; sa toison presque noire et sa carrure ne laissaient pas de doute sur son identité. Alma la reconnut, même à distance, cette prestance. On n'oubliait pas une ourse pareille. A sa suite, deux oursons déboulèrent, déjà vigoureux. Parfait, venez-là, dans mon champ de vision et restez-y... Elle eut chaud tout à coup, son travail d'approche avait payé, elle se trouvait aux premières loges. Elle fixait les oursons, leur allure gauche sous un pelage moelleux, contrastant avec l'habilité qu'ils démontraient dans les dévers. A ce stade de leur croissance, ils étaient encore fragiles, pouvaient chuter, être la proie d'ours mâles. L'infanticide permettait à ces derniers de provoquer les chaleurs de la femelle pour s'accoupler avec elle. Ce phénomène brutal avait été largement étudié à Somiedo. Mais les deux oursons semblaient ignorer ces menaces, ils caracolaient. Le rapport des ours à la
mort, à l'infanticide, passionnait Alma. La recherche sur
les sentiments animaux connaissait une vraie révolution. On
savait désormais que certains vertébrés avaient des rites
funéraires élaborés, des primates perdaient l'appétit durant
les jours qui suivaient le décès d'un proche, les oiseaux
pouvaient se laisser mourir après avoir perdu un conjoint,
les éléphants honoraient leurs défunts. Et cette ourse,
avait-elle vécu le sentiment de la perte après la
disparition de ses oursons l'an-dernier ?..."
Clara
ARNAUD - Et vous passerez comme des vents fous
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