Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°910 (2024-10)
mardi
5 mars 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Mésanges Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 12 janvier 2024 Mésange charbonnière Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 14 janvier 2024
Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 14 janvier 2024
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 19 janvier 2024 Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 19 janvier 2024
Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 20 janvier 2024 Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 20 janvier 2024 Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 27 janvier 2024
Mésange bleue
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 28 janvier 2024 Mésange bleue
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 28 février 2024
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"La fuite La pelle frappe le sol, comme la hache l'arbre à abattre. Cette terre ne se laisse pas travailler facilement et l'acier s'y enfonce avec difficulté. Il creuse, un coup à la fois, avec une sourde résolution. A mesure que s'ouvre le sol, il bute contre des pierres, de plus en plus nombreuses, de plus en plus grosses, qu'il extrait à la main, une à une. Le vent du nord gifle son visage. Les effluves de sel et d'algues lui donnent la nausée. Sur ses joues, les larmes se mêlent à la sueur. Le vacarme de la mer, griffant de sa rage les rochers dégarnis, couvre le bruit de son travail. Quand le trou est assez
profond, il s'en extirpe enfin. Son regard mouillé se perd
un instant au fond de la fosse. Puis il se tourne vers le
vent pour le défier une dernière fois.Sur ses joues, les
larmes se mêlent à la sueur. Le vacarme de la mer, griffant
de sa rage les rochers dégarnis, couvre le bruit de son
travail. Quand le trou est assez profond, il s’en extirpe
enfin. Son regard mouillé se perd un instant au fond de la
fosse. Puis il se tourne vers le vent pour le défier une
dernière fois. Il voudrait hurler plus fort que l’océan,
cracher son dégoût, vomir sa honte pour la jeter à la face
de ce monde de roche et de sel. Mais face à l’immensité
sombre et mouvante de l’océan, sa gorge d’homme de la forêt
et des montagnes reste nouée. Il hésite, puis, résigné,
prend dans ses bras le corps qui gît sur le sol, vérifie une
dernière fois qu’il est bien enveloppé dans l’épaisse
couverture de laine qu’il a volée. Il aurait préféré un
autre linceul, une peau de caribou ou, mieux, d’ours. Une
fourrure chaude pour le protéger de la morsure du froid
cruel qui règne en ces lieux, même si cela n’a plus vraiment
d’importance. Il serre contre lui le corps déjà raide pour
lui transmettre un peu de sa propre chaleur. Un peu de sa
vie. Une dernière fois. Puis il descend dans la fosse,
dépose avec soin le cadavre sur le sol gelé. Il place
ensuite des pierres autour pour former une barrière, puis
par-dessus le corps. Quand il a fini, il remonte et, avec la
pelle, entreprend de refermer le trou. Il s’assure de bien
égaliser le sol pour que personne ne puisse trouver ce qu’il
vient de cacher, recouvre ensuite la tombe de roches, de
bouts de bois flotté et de branches d’arbres pour effacer
toute marque de son passage, comme son père et son grandpère
lui ont appris à le faire. Un chasseur suit les pistes ;
invisible, il ne laisse pas de traces derrière lui. Il peut
partir. Le temps presse. Il marche rapidement et le sable
crisse sous ses pas. Il ne s’inquiète pas, car personne ne
vient dans cette partie de l’île la nuit. Le chemin longe la
côte et, de l’autre côté du bras de mer, il aperçoit le
continent dans la lumière blafarde de la pleine lune, terre
ingrate, desséchée et plate comme l’océan dont elle porte
les parfums de sel. Mais plus loin se dessine la lisière
opaque de la forêt. Elle, elle lui donne des forces. Il
prend la route à droite et s’enfonce vers le centre de l’île
pour contourner le village. La voie passe au pied d’une
petite colline au sommet chauve balayé par le vent. Il
accélère le pas pour atteindre au plus vite l’autre rive
avant l’arrivée des employés, avant, surtout, le départ du
traversier. Il marche maintenant sur le côté de la route,
silencieux, les sens à l’affût, guettant le passage éventuel
d’un véhicule, prêt à sauter dans le fossé au moindre bruit.
Mais il sait se rendre invisible. À l’est, le soleil émerge
de la forêt, rougit le ciel, immense. Le jour va bientôt se
lever. Il faut faire vite. L’air frais emplit ses poumons
alors qu’il court sans bruit. Il aperçoit enfin le bac
accosté au quai. Ce n’est qu’une petite barge rectangulaire,
à la peinture verte et blanche écaillée. La rampe d’accès
permettant aux véhicules d’embarquer est abaissée. Les
employés l’ont sans doute laissée ainsi la veille. Il
s’approche à pas de loup, comme il sait le faire depuis
qu’il est enfant, se cache derrière les fourrés, jette un
dernier coup d’œil autour de lui. Puis, rassuré, il saute à
bord et se dissimule sous une épaisse bâche grise qui
recouvre les cordages près de la cabine du pilote. Il
s’enfouit avec soin sous la masse tressée. L’odeur de
pétrole le prend à la gorge. Il serre les dents, se cale
contre le métal froid. Le vent venu du large souffle. Le
bateau ondule, craque. L’attente. Interminable. Au bout
d’une trentaine de minutes, il perçoit au loin le son de pas
lourds. Deux hommes sautent à bord. De sa cachette, il les
entend procéder avec méthode aux manœuvres, mille fois
répétées, de mise en marche. Un véhicule monte. Un autre le
suit. L’homme abrité sous la toile écoute, chasseur
embusqué. Un grincement métallique. La rampe d’accès se
soulève. Le moteur gronde, le transbordeur tressaute et
bouge enfin. Le pouls de l’homme s’emballe à mesure qu’il
s’éloigne de l’île et se rapproche de la forêt. Il la sent.
L’excitation le gagne. Mais il doit se calmer; il ne peut se
permettre la moindre erreur. Une autre chance de s’échapper
ne se présentera pas. Alors il ferme les yeux. Des hommes
parlent près de lui mais il ne les écoute pas. Il se
concentre et, peu à peu, sa respiration ralentit. Il est
prêt. Le pilote coupe le moteur. Le bateau file un moment en
silence sur l’eau. Puis l’engin rugit à nouveau, plus fort,
l’embarcation ralentit. La structure de métal frémit sous
l’effort. Le bac glisse jusqu’au quai, accoste. Quelqu’un
court sur le pont. Un marin, sans doute, en train de
l’amarrer. L’homme sous la bâche entend une fois de plus le
grincement de la rampe d’embarcation, à l’avant cette fois,
qui s’abaisse. Des moteurs démarrent, les deux véhicules
quittent le traversier qui tangue. Le moment approche.
D’autres camions montent à bord. Le rituel monotone des
transbordeurs qui parcourent toujours le même chemin. Il
entend le bruit sourd des amarres sur le pont annonçant que
le bateau se prépare à partir. L’homme gonfle ses muscles
endoloris. Au moment où le bac tremble sur l’eau, il bondit
de sa cachette. Quelques enjambées lui suffisent pour
atteindre le bastingage. Le bateau s’éloigne déjà du quai.
Il bondit sur la rampe de métal, puis se projette en avant.
Une seconde, il vole au-dessus de l’eau. Le pilote et son
assistant n’ont pas eu le temps de réagir. Ils regardent
avec surprise l’ombre, sortie de nulle part, bondir vers le
quai. Le pilote hésite. Doit-il faire demi-tour pour
attraper le fuyard ? Il y renonce. Son travail consiste à
conduire ce bateau et non à jouer au policier. Et puis, il
n’a jamais vu cet homme, et son sort lui importe peu. Le
fugitif a réussi à atteindre le quai d’un bond fulgurant et
il court maintenant à grandes enjambées. Quelques passants
l’ont vu sauter et le regardent foncer vers la forêt. Chaque
foulée le rapproche de la lisière des arbres et l’éloigne de
l’océan Arctique. Son cœur cogne, ses tempes battent au même
rythme. Mais rien ne peut désormais l’arrêter. Au loin, le
bachoteur le regarde disparaître. Sûrement un désaxé,
pense-t-il. Se sauver dans le bois, quelle idée ridicule et
surtout, suicidaire. Personne ne peut survivre dans cette
forêt maudite. En bon marin, il se sent bien plus en
sécurité au milieu de l’immensité d’eau glacée que dans
cette mer d’arbres qui vient d’engloutir le fuyard. Ce fou
court à sa perte, se dit-il. Qui il est n’a pas
d’importance, désormais, car plus personne n’en entendra
jamais parler. Le pilote se retourne, le vent du large
fouette son visage..."
Michel JEAN - Le vent
en parle encore
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