Petit texte :
"Il existe une Géographie que tout le monde connaît,
ou devrait connaître, celle qu'on enseigne dans les
écoles, qui répond à son étymologie, c'est-à-dire
qu'elle est une description de la terre. Mais comme
la terre elle-même prend la figure que lui donnent
les hommes, c'est-à-dire suivant les temps, les
lieux, toutes sortes de figures variées qui ne se
peuvent confondre, il a fallu inventer presque
autant de géographies que d'activités ; une gamme
qui va des Géographies majeures, la physique, la
politique, la biologique, l'humaine, etc. jusqu'au
niveau modeste où s'exerce l'activité d'un marchand.
Au XXe siècle, un optimiste pourrait supposer que
l'inventaire est à peu près complet, mais il n'en
est rien. La plus évidente de ces lacunes est sans
doute la Géographie mythique, dont l'objet serait de
décrire la planète non telle qu'elle est, mais telle
qu'on l'imagine ; ou pour s'en tenir au passé telle
qu'on l'a imaginée. Elle fournit pourtant la clef de
presque tous les grands événements de l'histoire. Ce
qui a compté dans un tel domaine, déterminé la
sclérose, l'évolution ou l'explosion des
civilisations, n'est pas la réalité des choses, mais
l'image qu'elles en ont élaborée. Il s'agit d'un
fait mental, aux conséquences incalculables.
Dès qu'elle est perçue, l'ignorance ou l'incertitude
est peu supportable à l'esprit. Elle le plonge dans
le chaos, d'où naît l'angoisse invivable. Il devient
nécessaire de tisser rapidement une coque de
certitudes rassurantes. L'Aîné des problèmes fut
pour l'homme de se situer par rapport à l'univers
qui l'entourait ; donc, d'une manière quelconque, de
se décrire à lui-même cet univers. A défaut de
contacts réels avec l'au-delà des horizons
familiers, il fallait bien inventer la terre, y
faire son nid..."
SAMIVEL – L'Or des Temps.