Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°908 (2024-08)
mardi
20 février 2024
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 12 janvier 2024 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 12 janvier 2024
Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 12 janvier 2024 Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 12 janvier 2024 Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 12 janvier 2024 <image recadrée> Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 12 janvier 2024 Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 14 janvier 2024
<image recadrée> Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 19 janvier 2024
Etourneau
sansonnet
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 21 janvier 2024
Etourneau
sansonnet
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 28 janvier 2024
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"UNE ENFANCE DANS LA GUERRE
J'ai eu la chance et la malchance de naître pendant la guerre, or les enfants nés dans une guerre sont particulièrement attentifs au malheur et à la difficulté de la vie. Je me souviens très bien des bombardements, ma mère, ma grand-mère, mon frère et moi vivions à Nice à cette époque-là. Mon père était médecin en Afrique. Nous étions séparés par la guerre. Je ne l'ai pas connu avant l'âge de dix ans. Quand les conflits se sont terminés, nous avons fait un voyage vers le Nigeria au cours duquel j'ai rencontré mon père. Cette vie de la guerre, je crois qu'elle m'a sensibilisé à tout ce qui peut se passer, parce qu'un enfant est une sorte d'éponge, il capture absolument tout ce qui se passe. J'écoutais les rumeurs, la première fois que j'ai entendu parler de la mort, c'est pendant la guerre, je devais avoir cinq ans, un de mes camarades de jeux un peu plus âgé – il devait avoir une douzaine d'années – a sauté en transportant un explosif. Il allait poser ces explosifs pour faire sauter les ponts afin que les Allemands ne progressent pas. C'est la première fois que j'ai su ce qu'était la mort, parce qu'autrement je n'avais pas la moindre idée de ce qu'elle signifiait. Les enfants qui vivent dans ces périodes-là sont particulièrement attentifs à tout ce qui peut se produire de bien et de mal. Le bien, c'est la joie que peut donner un moment de liberté. Lorsque nous étions autorisés à sortir de l'endroit où nous nous abritions, ma mère nous emmenait au bord d'une petite rivière où nous prenions des bains. Je me rappelle comme quelque chose de merveilleux l'eau de la rivière, le soleil, c'était en été, c'était dans la région niçoise, je me souviens de ces heures-là. Je me souviens d'avoir mangé avec délice des pommes de terre, nous n'en avions pas, nous connaissions juste les topinambours et les rutabagas qui ont nourri tous les gens de cette époque. Je me souviens des moissons aussi, qui se faisaient à la faux. Ceux qui n'étaient pas partis à la guerre, les femmes et les personnes un peu âgées, moissonnaient le blé manuellement. Je me souviens d'avoir ramassé les grains de blé avec ma grand-mère, ensuite on les broyait dans le moulin à café pour faire de la farine, et on faisait des petits gâteaux avec cette farine. Les joies que peuvent donner des choses très simples comme la nourriture, la moisson, le soleil, l'eau des rivières, je les mentionne ici pour dire qu'au fond mon intérêt pour les émotions d'enfance a pour racines ces moments de la guerre. Aujourd'hui, lorsque l'on va dans le sud de la France, on ne peut pas imaginer que les gens mouraient de faim parce que c'est un endroit de grand luxe, mais à la fin de la guerre, des gens âgés, des enfants sont morts en nombre effrayant, non pas de mauvais traitement mais de dysenterie et de maladies causées par la dénutrition. Moi-même j'ai attrapé la tuberculose à cette époque-là. Les maladies qui désormais ont l'air d'être éradiquées dans la partie développée du monde sont réapparues à cette période-là et ont frappé très cruellement. Dans ma famille, des personnes sont littéralement mortes de faim. Je pense en particulier à deux sœurs, des amies de ma grand-mère, qui vivaient dans un sous-sol d'une villa niçoise, dans un état de dénuement total, ne se nourrissant que de déchets qu'elles trouvaient au marché, ou d'abats de boucherie qu'elles partageaient avec leur meute de chats à demi sauvages. L'une d'elles, qui se prénommait Mathilde, est morte à la fin de la guerre, à cause de la dénutrition et de la tuberculose. A cette période, beaucoup de gens âgés sont vraiment morts de faim parce qu'ils n'avaient plus rien à manger. Il n'y avait rien. Nice est une ville frivole, c'est une ville fondée sur les casinos, le luxe, mais quand une guerre éclate, les casinos et le luxe ne fonctionnent plus, donc la ville sombre dans une dépression économique très grave. Comme les terres de culture avaient été remplacées par des terres de développement urbain, il n'y avait plus de production, il n'y avait plus rien. En revanche, dans le nord de l'Europe, les gens avaient relativement de quoi manger, de quoi vivre. Cet aspect de la guerre m'a laissé une marque très forte, et le sentiment que les premières victimes des guerres sont les personnes âgées et les enfants. La guerre n'est certes pas un moment de gloire, ce n'est pas un moment qu'on doit célébrer, c'est un moment dont on doit se plaindre. La guerre n'est pas de l'héroïsme, c'est la mort des personnes âgées et des enfants. Ce sont eux les premières victimes. Je crois que, si on veut définir ce qu'est la guerre, je dirais que c'est un crime contre les vieux et contre les enfants.
J'ALLAIS DEVENIR AFRICAIN
Quand j'ai eu huit ans, j'ai quitté l'Europe pour aller retrouver mon père qui était installé en Afrique anglaise, au Nigeria, dans la région de la rivière Cross. J'ai pensé que je ne reviendrais jamais en France. J'ai fait mes adieux à ma grand-mère, des adieux très émouvants parce que j'ai cru que je ne la reverrais jamais. Avec ma mère et mon frère, j'ai pris un bateau de la compagnie Holland Africa Line, appelé le Nigestrom et nous sommes partis pour le Nigeria. C'était un voyage très long et j'étais au cours de ce périple décidé à me dépouiller, à me défaire de tout ce que je savais de l'Europe. J'allais devenir africain et pour expérimenter le mieux cette traversée, j'ai écrit un petit roman sur ce bateau. C'est un roman d'enfant. Il avait pour titre Oradi noir. Oradi était le nom du personnage, un garçon africain de mon âge. Cet enfant avait été perdu en Europe et il retournait en Afrique pour découvrir la terre de sa famille, la terre de ses parents, sa terre. Ce petit roman m'a aidé à faire le passage vers l'Afrique depuis l'Europe, qui était un continent très douloureux. L'Europe après la guerre était ruinée, il n'y avait plus d'argent, plus rien à manger, le territoire était dans un état de destruction totale. Je quittais ce pays détruit pour aller vers un pays que j'imaginais être celui de la satiété. L'Afrique, pour moi, c'était la terre d'abondance. Dès que nous avons touché la côte africaine, c'est-à-dire Dakar, et puis Lome, Cotonou, Takoradi, à chaque escale arrivaient des fruits et des légumes sur le navire, des choses qu'on ne connaissait pas en Europe. J'ai goûté un avocat pour la première fois pendant cette traversée et j'ai goûté aux fruits tropicaux, aux ananas, aux bananes, j'ai mangé tout ce que je voulais, parce que ce bateau qui faisait ce voyage était aussi un passage vers une terre d'abondance. La France que je laissais était un pays fermé par la guerre, on avait construit des murs qui empêchaient d'atteindre la Méditerranée, tous les bords de mer étaient obstrués par des murailles peintes en vert, en marron et en jaune pour que les avions ne puissent par repérer les cibles... C'était les Allemands qui avaient monté ces murailles. De plus, l'aviation
canadienne et américaine bombardait Nice parce qu'il y
restait encore quelques Allemands. Le pont du Var avait été
détruit, lorsque ma mère partait à vélo pour chercher des
légumes, elle devait traverser le fleuve à gué, et plus
tard, lorsque les Alliés sont arrivés, ils ont construit sur
le fleuve un pont Baylet, suspendu à des flotteurs de bois.
Donc nous recevions des bombes sans savoir pourquoi... Ce
sentiment d'être enfermé dans une prison à ciel ouvert, avec
le danger qui provenait des bombardements, ainsi que des
mines, parce que les Allemands avaient truffé la région de
mines antipersonnel, était terrible. Nous, les enfants, nous
n'avions pas le droit d'aller vagabonder, il fallait que
nous restions enfermés parce qu'il y avait un danger de
sauter sur ces mines. Ou de recevoir une balle perdue dans
les derniers combats..."
JMG Le Clézio - Identité
nomade
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