Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°902 (2024-02)
mardi
9 janvier 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Chardonneret (flou !) Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 26 novembre 2023 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 26 novembre 2023 dimanche 26 novembre 2023
Chardonneret (deux) Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 26 novembre 2023 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 26 novembre 2023 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 26 novembre 2023
Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margot
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 26 novembre 2023
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 17 décembre 2023 |
"1 Un lac le matin
Scénario J'avais loué un chalet à Métis-sur-Mer, là où l'estuaire du Saint-Laurent glisse tranquillement vers la Gaspésie, pour y fuir la canicule montréalaise, le temps de bidouiller un scénario pour un producteur de films. Le genre de projet destiné à s'évaporer, à force de dilutions successives, quelque part entre le disque dur de l'auteur et les bureaux des fonctionnaires de la Culture, mais qui permet entre-temps à un écrivain de payer quelques factures d'épicerie. Le chalet était une construction de plain-pied qui s'étirait en un étroit rectangle parallèle au fleuve, sans doute une maison mobile reconvertie en cottage d'été. Une station-service et un dépanneur se dressaient au bord de la route 132 qui passait un peu plus haut. C'était le genre d'endroit où aurait pu aboutir un personnage d'une nouvelle de Carver après une énième séparation amoureuse suivie d'une biture carabinée. Plus à l'ouest, les célèbres jardins de Métis entrecroisaient leurs allées fleuries à environ un kilomètre de mon chalet de location. Pas vraiment ma tasse de thé. Mon truc à moi, c'était plus d'aller rouler dans la réserve faunique de Matane, à une heure de voiture, dans l'espoir d'y croiser un orignal. L'intrigue sur laquelle je m'escrimais était inspirée de la légende de la chasse-galerie. L'action commençait sur un chantier forestier de la Haute-Mauricie à la fin du XIXè siècle. J'avais calqué un des personnages sur mon grand-père maternel, ce cultivateur qui, l'hiver venu, se transformait en jobbeur (chef de chantier) dans les vastes forêts du bassin versant de la rivière Mattawin. Je voyais déjà Rémi Girard dans le rôle du couque. Après m'être colletaillé quelques heures avec mes gars de chanquier, j'allais m'affaler sur une chaise de jardin au bout du terrain avec un livre et un verre de chardonnay. Parfois, je descendais faire trempette dans l'estuaire glacé. La fin de la journée me trouvait vautré au creux de ma chaise longue comme un phoque évaché sur son rocher, m'essayant à mordre, en guise de de bouchée apéritive, dans un bourgot mariné de Matane aussi coriace que du caoutchouc vulcanisé. Le livre qui me tenait alors compagnie était Les Forêts du Maine de Henry David Thoreau. Il m'avait été offert par un professeur de littérature américaine de l'UQUAM qu appréciait mon écriture. Ses conseils tenaient pour l'essentiel en une formule qu'il aimait nous répéter : Follow your bliss... Qu'on pourrait traduire approximativement par : Suis ton bonheur... J'allais ensuite découvrir que cette injonction n'était que la première partie d'une citation attribuée à un célèbre mythologue du nom de Joseph Campbell, et que voici en entier : « Follow your bliss... and the universe will open doors where there were only walls. » Campbell est le père de la théorie dite du monomythe, qui postule l'existence d'un schéma narratif unique à la base de toutes les grandes histoires. Les héros sont éternels, son maître ouvrage, détaille ce schéma archétypal dans lequel le héros, répondant à l'appel de l'aventure, quitte le confort de ses origines pour, avec l'aide d'un Mentor, se mettre en quête d'un monde plus spirituel, une zone de pouvoir accru où l'attendent une série d'épreuves, et dont l'accès est défendu par un Gardien du Seuil. Au terme de sa quête initiatique, le héros aura dépassé son maître et pourra rentrer chez lui. On dit que Georges Lucas, le père de Star Wars, a été profondément influencé par la théorie du monomythe. Encore mieux : le livre de Campbell serait parfois utilisé comme guide d'écriture scénaristique à Hollywood. Avachi sur ma chaise de jardin au bord de la Gaspésie et légèrement euphorique après mon second ballon de chardonnay, je repensais à Joe Campbell et me disais : Par ici, les bidous ! Le scénario n'allait nulle part. * * * Dans « Chesuncook », le deuxième volet du triptyque intitulé Les Forêts du Maine, on suit Henry Thoreau, George Thatcher, entrepreneur forestier à Bangor, et leur guide abénaquis de vingt-quatre ans, Joe Attean, à bord d'un canot d'écorce de près de six mètres qui glisse silencieusement sur les eaux lisses du Pine Stream, un affluent du Penobscot. On est en 1853, à la mi-septembre, vers le milieu de l'après-midi. Thoreau a trente-six ans. Dans six mois, il recevra, de la prestigieuse maison Ticknor and Fields de Boston, le premier jeu d'épreuves du livre qui va le rendre célèbre, Walden ou la Vie dans les bois. Pour l'instant, Henry scrute l'épaisseur de la forêt qui défile lentement, teintée d'or et de pourpre par les premières morsures du gel, pendant qu'Attean manie sans bruit sa pagaie d'érable à l'arrière. Après avoir dormi à la belle étoile, enroulés dans une simple couverture près du feu, ils ont suivi le fleuve vers le nord et le grand lac Chesuncook, jusqu'à l'embouchure du Pine Stream, où ils se sont engagés. Et là, au fond d'une petite baie herbeuse dont les bords vaseux sont tapissés de pistes fraîches, par une trouée dans un fouillis d'aulnes, apparaissent une femelle orignal et son grand veau. Debout dans son canot, Thatcher décharge les deux canons de son fusil en direction des orignaux, qui prennent le bois. Avant même de toucher terre, Attean a repéré la goutte de sang déposée sur une feuille de clintonie près de la berge abrupte. Pendant que George recharge son arme, il saisit sa hachette et s'élance à travers la forêt dense et enchevêtrée, enjambant sans bruit, comme son gibier, les chablis de son pas élastique. Le long de cette piste balisée de loin en loin par des perles de sang et des tiges de fougères fraîchement cassées, Henry suit Joe qui suit l'orignal. Dont ils finissent par perdre la trace, deux cents mètres plus loin. Retour au canot. Une fois rembarqués, poursuivant vers l'amont, ils arrivent au pied d'un petit rapide. Pendant que George et Henry portagent les bagages à travers bois, l'Abénaquis manœuvre le canot pour remonter le courant. Ils l'entendent pousser un cri. Lorsqu'ils le rejoignent, Attean a mis pied à terre et il contemple la femelle allongée, raide morte, dans l'eau peu profonde au milieu du Pine Stream. Ils remorquent leur prise vers la rive, et alors que l'Abénaquis dégaine déjà son couteau, Henry se dépèche de prendre les mesures de l'animal – longeur totale, longueur des sabots, hauteur au garrot, etc.- en se servant de la corde de chanvre attachée à la pince du canot. Et si la boucherie qui s'ensuit, avec ses flots de sang et de lait chauds qui rosissent les eaux, lui lève le cœur, il n'en ramène pas moins vers le Penobscot, sous la forme de nœuds dans une corde, les précieuses mensurations de cette famille. Mais rendu au bivouac, une fois les quartiers de viande débarqués, Attean lui réclame la corde pour attacher son canot. Henry, ainsi qu'il le décrit dans « Chesuncook », convertit alors ses mesures du grand cervidé en « longueurs et fractions de [s]on parapluie ». Assis en face de l'estuaire
avec mon verre de blanc, j'étais fasciné : qui était
donc ce gars qui parcourait les forêts sauvages du Maine en
canot d'écorce avec un parapluie ?"
Louis HAMELIN - Un
lac le matin
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