Petit texte :
"Micheloud le père a remonté les couleurs. Voilà qui
l'épate et qui épate aussi Fragnière et les quatres
ou cinq Hauts-Nendards qui sont là sur le seuil de
la grange du président à regarder faire ce loustic.
Cette couleur est en poudre dans du papier et il
faut la mélanger à de l'huile de lin, et c'est déjà
tout un micmac bougrement intéressant à regarder
faire ; et il ne faut pas être manchot de la
comprenette pour faire tout ce trafic. On se rend
compte que tout ça est dosé et que, tout compte
fait, ce zèbre, sorti de la forêt et de la nuit,
connaît son affaire. C'est un métier, somme toute,
comme de faire un soulier, ou de traire, de faire un
fromage, de tracer un labour, ou de raboter un
planche, planter un clou, etc. Ce que font les
hommes. Ceci est donc un homme.
Car on n'est pas toujours très sûr de ce qui sort de
la nuit et des forêts. Il y a des vagabonds, il y a
des bêtes fauves à face humaine, il y a tout un
déchet humain qui flotte dans les basses eaux des
grands chemins ; il faut s'en méfier et surtout il
ne faut pas les retenir à proximité de ces maisons
où vivent des femmes, des filles, des enfants. Un
homme qui connaît un métier et le pratique, c'est
autre chose. Et celui-ci, de métier, est joli. Voilà
sur la planche, où Charles-Frédéric Brun a préparé
ses couleurs, de beaux petits tas de pâte bleu ciel,
et rouge incarnat, et pourpre et blanc de zinc et
jaune comme de l'or et vert couleur lézard, et c'est
avec tout ça qu'il va peindre Marie-Jeanne ! On
aimerait voir comment il fait ! On comprend,
bien-sûr, qu'on ne puisse pas le faire. On sait très
bien que ces choses-là se font sans témoin. C'est un
truc dans le genre de la messe, approximativement.
Sans aller jusque-là, c'est comme toutes les choses
dans lesquelles il faut de l'école : les mains
doivent obéir à la tête, et la tête écoute à des
portes sacrément bien fermées, il ne passe pas
grande conversation à travers l'huis, il faut
interpréter le murmure qu'on entend et en faire
parole pour commander à la main. Enfin, toute une
histoire ! Ce n'est pas le premier venu qui est
capable de ça."
J. GIONO – Le Déserteur.