Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°898 (2023-47)
mardi
12 décembre 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Pholcus femelle et son repas (une tégénaire) Courvières (Haut-Doubs) samedi 18 novembre 2023 Courvières (Haut-Doubs) dimanche 19 novembre 2023
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 19 novembre 2023 Chardonneret élégant Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 19 novembre 2023
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 19 novembre 2023
Mésange charbonnière Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 19 novembre 2023 Chardonneret élégant Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 19 novembre 2023
<image recadrée>
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 24 novembre 2023
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" 1
Lundi 14 septembre. Lever du soleil : 6 h 30. Coucher du soleil : 19 h 38. 13 h 08 d'ensoleillement.
Enclos à rennes de la Montagne rouge. 9 h 35.
Petrus Eriksson s'essuya le visage du revers de la main, laissant une trace sanglante sur sa joue piquée de barbe. Les boyaux rosâtres s'entassaient, baignant dans leur jus qui suintait en une rigole frémissante. La rigole enflait, coulée puante, serpent putréfié, semblait le poursuivre. Absurde. Inhumain. La marque rougeâtre disparut, dissoute par les lourdes gouttes de pluie qui le ravinaient. Goutte après goutte. Les torrents qui jaillissaient des cieux l'acculaient à la folie. Il replongea les mains dans les entrailles, cria face au ciel. Les flots ricanaient, se déversaient sans discontinuer depuis des jours. L'échéance ne pouvait plus être repoussée. La rage l'envahit à nouveau. Ses mains usées se frayèrent un passage sur les côtes, jusqu'au bassin. Petrus n'entendait pas la peau lâcher prise. La torture diluvienne lui fracassait le crâne, lui écrasait les épaules. Depuis longtemps, son corps macérait dans ces vêtements qui ne le protégeaient plus. Les coutures lui découpaient les chairs, fragilisées à force de frottements. Petrus rugit, râlant à chaque effort qui l'entraînait plus loin dans les tréfonds du cadavre. De mémoire d'homme de la toundra, jamais telle malédiction climatique n'avait puni ces terres. Châtiment. Petrus repris son souffle, se redressant un instant. La brume se levait. Elle aussi s'y mettait. Bientôt les alentours disparaîtraient dans un flou doucereux, le cachant aux yeux des autres dont il devinait les ombres affairées et inquiètes. Il replongea. Mains sanguinolentes, nouveau revers sur le visage, traînée rougeâtre bavante, ahanant, ajoutant la buée à la brume qui l'enserrait. Il écarta les volutes de vapeur, comme il aurait écarté la fatalité, sans conviction. Le claquement des gouttes lui éclatait aux oreilles, plus éprouvant qu'un nuage de moustiques. Un cri le fit se retourner. Autour de lui, les hommes sombraient dans la boue, ne cherchant plus à éviter les torrents brunâtres. La peau lâcha enfin. Petrus Eriksson s'affaissa avec elle à terre. Se releva, glissa. Il se vautra dans la peau rougeâtre que les trombes d'eau nettoyaient mieux que tout. Epuisé, il resta un instant à quatre pattes, face à la carcasse. Les gouttes rebondissaient des chairs sur son épaule, s'infiltrant sous la combinaison. Il n'eut pas le courage de se déplacer. Il s'attarda sur le bruit. La radio de sa mère. Quand elle cherchait les stations, en vain, balayant les ondes à l'heure du bulletin météo, augmentant le volume dans l'espoir de recueillir un filet de voix humaine, mais ne laissant qu'un grésillement obsédant envahir leurs oreilles. Le rideau de pluie ressemblait à une fréquence fantôme dont le crachotement lui labourait le cerveau. Petrus
Eriksson se releva. A pas lents il se dirigea vers l'enclos.
Il capta
à sa gauche deux yeux hagards. A sa droite, une autre paire
d'yeux
l'attendait, il y vit l'expression de sa propre incrédulité.
Les
trois hommes plongèrent dans le cœur de l'enceinte,
pataugeant
lourdement dans la matière informe qui avalait leurs
dernières
forces. Ils se jetèrent à deux sur une masse mouvante et la
plaquèrent au sol. La forme se débattit, mais elle aussi
puisait
dans ses ultimes forces. Ils la tirèrent sur le bord, s'y
reprenant
à plusieurs fois, évitant les coups de tête des autres
silhouettes
qui tournaient sans fin, accablés comme eux. L'un des hommes
souleva
la bâche qui entourait l'enclos circulaire et ils poussèrent
leur
captif sur le côté, près de l'autre cadavre. Petrus Eriksson
appliqua le pistolet électrique sur la nuque, pressa la
détente.
Fini. L'arme à la main, il rêva un instant, espérant qu'un
silence
s'abatte sur eux pour honorer cette vie qui venait
d'échapper. Nul
répit. Les deux autres hommes sortirent leurs couteaux.
Petrus
releva la tête vers les cieux, se laissant gifler pour
s'absoudre.
Les flots s'engouffraient pas son cou, s'immisçant le long
de la
colonne. Les deux hommes soulevaient la carcasse pour la
poser sur
une table en fer. Ils jetèrent une bâche en plastique sur le
corps
pour détourner la pluie. Le martèlement des gouttes tourna à
la
furie. Ils commencèrent le dépeçage, tranchant la gorge
gargouillante, recueillant le sang fumant dans un seau. L'un
des
hommes y plongea une longue cuillère en bois et remua
l'épaisse
mixture. L'autre découpait les pattes. La tête reposa
bientôt sur
le tas, avec les autres, langue pendante et grotesque. Une
longue
lame pénétra la chair et remonta jusqu'à la gorge. Petrus
s'approcha et plongea ses mains. Les forces l'abandonnaient.
Après
quelques minutes où il lui sembla se noyer à nouveau, il
retourna
dans l'enclos. Il n'en voyait pas le bout, bouché par le
rideau de
pluie et le voile de brume. Les rennes, de moins en moins
nombreux,
s'épuisaient à rester en cercle, ne cherchant plus à éviter
les
silhouettes qui épiaient leurs oreilles, à deviner les
marques. La
brume aveuglait tout. Le râlement des animaux ajoutait au
grésillement. Petrus se frotta les oreilles pour effacer un
instant
la torture sonore. Il devait sortir de là. La tension qui
jetait les
éleveurs les uns contre les autres ces derniers jours
culminait à
cause de la météo. Petrus Eriksson resta au milieu des
rennes. Les
animaux gravitaient autour de lui. La brume cachait les pins
au-delà
des enclos. Les hommes peinaient à lever les bras, pauvres
pantins
lâchés par leur marionnettiste. Les rennes tournaient. Il se
sentit
emporté. Il crut capter des éclairs de silence. Il reconnut
le
signe. Ces trouées de néant qui annonçaient l'écroulement..."
Olivier TRUC - La
montagne rouge
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