Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°897 (2023-46)
mardi
5 décembre 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Femelle Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 3 novembre 2023 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 5 novembre 2023
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 12 novembre 2023 Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margot
dimanche 12 novembre 2023
« Djalal al-Din Rumî, le grand maître de la mystique soufie du XIIIe siècle, est peut-être pour moi le poète des poètes, parce qu'on le lit sans penser une seconde à la poésie. Il est plus attirant pour moi que la plus belle des filles. On devrait même m'arrêter parce que je le lis, parce qu'il me donne un sentiment d'ironie par rapport au monde. Le savoir est plongé dans le cœur de Rumî, ce qui fait que son cœur devient une toupie. Il fait ce que Maître Eckhart se contente de dire. Ses poèmes sont comme les gouttes d'eau qui jaillissent de la salade qu'on essore, la salade étant son cœur. Rumî est si épris de l'instant que c'est comme s'il était lui-même la source de Dieu. C'est une étoile qui explose en projetant une bruine de diamants : il y a à la fois un chaos, un souffle comme celui d'une bombe, une grande destruction de tout, un éparpillement énorme et une unité absolue. Ce qui rend cette unité dans l'éclatement de tout absolument incontestable, c'est l'ivresse ou la joie. Lire Rumî, c'est être jeté en l'air avec les fusées de son écriture, comme la rose sort de la rose par son parfum. Tout se mélange et en même temps tout est à sa vraie place, comme au cœur d'une rose ou d'un cyclone. On dirait qu'il a traversé vraiment le ciel de la logique. Ce que j'aime dans sa pensée, c'est son mouvement, semblable à celui du va-et vient des abeilles entre la ruche et le pré qui peut se trouver à plusieurs kilomètres. Au fond, la ruche est un peu comme un monastère, fait de cellules minuscules, avec au-dessus le bourdonnement de la prière, et les abeilles sont un peu comme des religieuses. Il y a des milliers d'extases devant une ruche, qui sont comme une danse d'ivresse. Quant aux abeilles, elles sont comme des danseuses soufies, on peut aussi penser à elles comme à de grandes mystiques. » Lumière du monde – Christian BOBIN
vendredi 24 novembre 2023
Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margot
Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margot
vendredi 24 novembre 2023
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"4 Gunn s'assit à son bureau et fixa l'écran de son ordinateur en plissant les yeux. Sans y prêter vraiment attention, il entendit sur le Minch le son proche d'une corne de brume qui annonçait que le ferry allait bientôt arriver à quai. Il partageait son bureau, situé au premier étage, avec deux autres inspecteurs et avait une bonne vue depuis la fenêtre sur la boutique caritative Blythswood Care, de l'autre côté de Church Street. « Le soin chrétien pour le corps et l'âme ». En tendant le cou, il pouvait apercevoir, plus haut dans la rue, le restaurant indien Bangla Spice avec ses sauces aux couleurs criardes et son irrésistible riz sauté à l'ail. Mais pour l'instant, ce qui s'affichait sur son écran avait chassé toute envie de nourriture. D'après la page Wikipédia qui traitait du sujet, les hommes des tourbières étaient des corps humains momifiés découverts dans des tourbières de sphaignes en Europe du Nord, en Grande-Bretagne et en Irlande. L'acidité de l'eau, les températures basses et l'absence d'oxygène se combinaient, préservant la peau et les organes, à tel point que dans certains cas, il était possible de relever leurs empreintes digitales. Il s'inquiéta pour le corps qui reposait à l'hôpital, dans la chambre froide de la morgue, attendant d'être autopsié. Maintenant qu'on l'avait sorti de la tourbe, à quelle vitesse allait-il se détériorer ? Il fit défiler la page et examina la photographie d'une tête appartenant à un corps retrouvé soixante ans auparavant au Danemark. Le visage, d'un brun chocolat, était remarquablement bien dessiné et la joue du côté sur lequel il avait reposé remontait vers le nez. On distinguait encore nettement les poils orangés de sa barbe sur sa lèvre supérieure et ses maxillaires. « Ah, oui, l'homme de Tollund. » Gunn leva les yeux et vit un visage maigre, fin et allongé, entouré d'un halo de cheveux noirs et clairsemés qui se penchait sur son écran. « La datation au carbone le situe vers l'an -400. Les imbéciles qui ont procédé à l'autopsie lui ont coupé la tête et balancé le reste. Sauf un pied et un doigt qui sont encore conservés dans le formol. » Il fit une moue crispée puis lui tendit la main. « Professeur Colin Mulgrew. » Il avait l'air plutôt malingre et Gunn fut surpris par la force de sa poignée de main. Comme s'il avait lu dans ses pensées, ou aperçu sa grimace de douleur, le professeur Mulgrew lui adressa un sourire et dit : « Les légistes doivent avoir les mains solides, inspecteur. Pour découper les os ou écarter la cage thoracique. Vous seriez surpris de la force qu'il faut. » Il y avait dans sa voix une pointe d'accent d'Irlandais de la haute société. Son attention se porta à nouveau sur l'homme de Tollund. « C'est incroyable, n'est-ce pas ? Après deux mille quatre cents ans, il a été encore possible de déterminer qu'il avait été pendu, et qu'il avait eu pour dernier repas une bouillie de céréales et de graines.
Gunn fit pivoter son siège et indiqua une chaise libre au professeur. Le légiste refusa d'un signe de tête. « J'ai passé des heures et des heures assis. Et il n'y a pas des masses de place pour les jambes dans ces vols. » Gunn acquieça. Etant légèrement plus petit que la moyenne, il n'avait jamais eu ce genre de problème. « Et votre homme d'Old Crogham, comment était-il mort ?
Gunn haussa les épaules. « Plutôt.
Le professeur Mulgrew se frotta les mains. « Alors il vaut mieux s'en occuper tout de suite, avant qu'il commence à se décomposer. Et ensuite, on ira manger. Je meurs de faim. »
Le corps, qui reposait sur la table d'autopsie, donnait l'impression bizarre d'avoir rapetissé, bien bâti, mais comme rétréci. Il avait la couleur du thé et semblait sculpté dans de la résine. Le professeur Mulgrew portait une combinaison bleu foncé sous une blouse chirurgicale et un masque jaune vif lui couvrait la bouche et le nez. Au-dessus était perchée une énorme paire de lunettes en écaille de tortue qui donnait l'impression que sa tête était toute petite, et le transformait en une bizarre caricature de lui-même. Apparemment inconscient de l'étrangeté de son aspect, il se déplaçait autour de la table avec agilité tout en prenant des mesures, ses tennis blanches enveloppées d'une protection en plastique vert. Il s'approcha du tableau blanc pour y inscrire ses premiers résultats, parlant sans s'interrompre et couvrant le couinement de son marqueur. « Le pauvre gars pèse à peine 41 kilogrammes. C'est peu pour un homme de 173 centimètres de hauteur. » Il regarda Gunn par-dessus ses lunettes. « Pour vous, cela correspond à 5,8 pieds.
Le professeur leva un sourcil et inclina la tête d'un air agacé en direction de Gunn. « Un peu de patience, s'il vous plaît. Je ne suis pas une putain de machine à datation au carbone, inspecteur. » Il revint au cadavre, le retourna pour exposer le dos et se pencha pour l'examiner tout en enlevant des fragments de mousse marron et jaune vert. « A-t-on trouvé des vêtements avec le corps ?
Les sourcils de Gunn se levèrent brusquement sous l'effet de l'étonnement. « Comment pouvez-vous savoir ça ?
A l'aide d'une paire de pinces, il récupéra plusieurs fibres encore accrochés à la peau. « On dirait de la laine », dit-il. « ça ne devrait pas être bien difficile à vérifier. » Gunn acquiesça et décida de
ne pas demander à quoi pourrait bien servir de savoir quels
étaient le motif et la matière d'une couverture tissée des
centaines voire des milliers d'années auparavant. Le légiste
se mit à examiner la tête..."
Peter MAY - L'homme
de Lewis
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