Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°896 (2023-45)
mardi
28 novembre 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Erable Forêt de Joux (Haut-Doubs) samedi 21 octobre 2023 Forêt de Joux (Haut-Doubs) samedi 21 octobre 2023 Après la pluie Forêt de Joux (Haut-Doubs) samedi 21 octobre 2023
Forêt de Joux (Haut-Doubs) samedi 21 octobre 2023
Forêt de Joux (Haut-Doubs) samedi 21 octobre 2023 Géranium herbe-à-robert Forêt de Joux (Haut-Doubs) samedi 21 octobre 2023 Gentiane printanière Boujailles (Haut-Doubs) samedi 21 octobre 2023 Cirse acaule Forêt de Joux (Haut-Doubs) samedi 21 octobre 2023
Comtois
Génisses (sous la pluie !)
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 29 octobre 2023 |
"« Tout songeur a en lui ce monde imaginaire. Cette cime du rêve est sous le crâne de tout poète comme la montagne sous le ciel. C'est un vague royaume plein du mouvement inexplicable de la chimère. Là on vit de la vie étrange de la nuée. Il y a dans tout de l'errant et du flottant. La forme dénouée ondule, mêlée à l'idée. L'âme est presque chair, le corps est presque esprit. » Victor Hugo, Le Promontoire du songe (1863) « La série onirique est comparable à une sorte de monologue qui s'accomplirait à l'insu de la conscience. Ce monologue, parfaitement intelligible dans le rêve, sombre dans l'inconscient durant les périodes de veille, mais ne cesse en réalité jamais. Il est vraisemblable que nous rêvons en fait constamment, même en état de veille, mais que la conscience produit un tel vacarme que le rêve ne nous est alors plus perceptible. » Carl Gustav Jung, Sur l'interprétation des rêves (1936-1941)
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La nuit dehors est bleu foncé. J'ai été réveillée par un léger craquement sur le plancher. A tâtons, je tends le bras pour vérifier si le creux à côté de moi est là. Je sens sous ma main l'ovale imprimé dans la couverture en laine, encore tiède. La petite animale a dormi près de moi, collée à ma hanche, pour la troisième fois. La porte d'entrée ferme mal et rebondit sur ses gonds contre le chambranle en bas, un claquement discret me fait sursauter. L'espace d'un entrebâillement, un souffle glacé s'introduit dans la grande pièce du bas où je dors depuis près de six mois. Quand je m'extirpe de la chaleur de la laine, le froid me saisit. Je reprends l'épaisse couverture grise et m'y enroule pour aller remettre quelques brindilles dans le feu. Je souffle doucement sur les braises de la veille. Quand les flammes reprennent, je dispose trois minces bûches en quinconce. Sous mes pieds nus, l'immense tapis d'un rose passé couvre l'entièreté du sol. Il est encore moelleux par endroits, de courts espaces restés vierges du frottement de millions de pas, sans doute protégés pendant des années par un meuble sur pieds. A ces endroits le rose est encore vif. L'ombre et la cachette ont préservé les couleurs, l'épaisseur et la douceur. Je me demande si cela vaut aussi pour les vivants. Si à trop s'exposer on ne devient pas usé, rugueux et dépourvu de souplesse. Partout ailleurs, le tapis a viré au rose fade. La plante des pieds n'y rencontre plus que la trame élimée de fils noués serré. Il n'y a plus un seul meuble aujourd'hui. La grande pièce est entièrement vide et je l'ai toujours connue ainsi. Mes orteils frottent machinalement la bande la plus usée, droite comme un rai de lumière, qui longe la grande baie vitrée. Le soleil n'entre que fugitivement dans la pièce, sans jamais y pénétrer de plus de quelques dizaines de centimètres. La montagne garde la lumière pour la vallée qui se situe de l'autre côté. L'hiver, on devine plus qu'on ne distingue le soleil. Un premier halo matinal indique qu'il se hisse laborieusement derrière les sommets, puis il fait une brève apparition au mitan, un soleil pâle qui ne réchauffe que le regard, avant de se remettre à décliner, de plus en plus atone, comme à bout de forces d'avoir survécu à une nouvelle journée. Mais pour l'heure il fait encore nuit. Derrière la vitre, les lunes jumelles sont toujours là, affreusement identiques, d'une blancheur aveuglante. L'humidité de l'aube les nimbes d'un halo de cristaux. Dans deux heures, le disque rougeoyant du soleil se lèvera au-dessus de la ligne d'horizon. Nous ne le verrons pas ici avant plusieurs heures. Pendant la saison froide, la lune, elle, reste visible dans le ciel toute la journée. Voilà trois jours qu'elle s'est dédoublée ; trois jours que Stella et Jeanne se sont volatilisées. Je suis seule dans la maison et je tourne en rond. Depuis qu'elles sont parties, j'ai le sentiment que mes pieds ne font qu'effleurer le plancher. Comme si j'avais été délestée d'un poids qui ne me pesait pas et que mon existence seule ne suffisait plus à m'ancrer. Je me figure en montgolfière, à la fois énorme et légère. Mon poignet me fait encore souffrir et la douce présence de Jeanne me manque. Je ne comprends pas pourquoi elles ne sont plus là. Je continue à vivre mécaniquement, sur notre lancée, ne changeant rien au rythme de nos journées. Relancer le feu ; préparer trois tasses de chicorée. Celle de Jeanne, en porcelaine fine parsemée de hérons bleus, belle comme un vase. Celle de Stella, ébréchée et parcourue d'un fil de craquelure marron, maintes fois recollée. Enfin ma tasse au bord doré, délicate et bourgeoise, décorée de fines roses en bouquets. Dans la petite pièce du bas qui nous sert de cuisine, les tomettes me glacent les pieds. J'installe les trois tasses sur une fine planche de bois et vais m'asseoir devant le poêle, pelotonnée dans ma courtepointe en velours céladon piqué, en attendant que le jour se lève. Depuis trois jours j'ai des crampes intestinales dues à l'excès de chicorée. Dans un coin de la pièce,
contre le mur en bois, se dresse un monticule de plaids,
étoles et coussins. Une véritable colline de poils de
mohair, d'angora, de mérinos et de soie. La couverture
préférée de Jeanne est là, soigneusement pliée sur le dessus
de la pile. Soyeuse, d'un bleu perle élégant. Le châle de
Stella, tricoté en grosses mailles vert bouteille, est en
revanche parti avec elle..."
Corinne MOREL DARLEUX - La
Sauvagière
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