Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°895 (2023-44)
mardi
21 novembre 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Syrphe sur Pissenlit Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 1er octobre 2023
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 1er octobre 2023
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 1er octobre 2023
Lever du soleil Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 13 octobre 2023
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 13 octobre 2023
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 22 octobre 2023 <image recadrée> La loge
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 22 octobre 2023
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mardi 30
novembre 2021 |
Suggestion de lecture : "1 LE RETOUR AUX SOURCES Corbeau. J'ai toujours pensé que ce serait lui. Qu'il serait celui qui finirait par se dire qu'il était temps de m'enseigner quelque chose. Corbeau, ça me semblait coller. Il est à l'avant-plan de toutes les grandes histoires. Un oiseau magnifique aux plumes noires lustrées. Fort et gracieux. A l'esprit vif et à la parole intelligente. On raconte qu'il aurait découvert les Premiers Peuples sur les plages de la côte Ouest. Qu'une fois, il aurait volé le soleil juste pour le plaisir de le faire. Endurant, sûr de lui, doté d'un bon sens de l'humour. Tout ce qu'un Esprit-guide se doit de posséder. J'appuie sur la manette pour nettoyer le pare-brise et je regarde le liquide bleu pâle jaillir sur la vitre. J'appuie plus longuement que nécessaire, les yeux fixés sur les essuie-glaces. Le premier va-et-vient emporte la plupart des insectes sauf un, particulièrement juteux, qui colle encore. Pas de problème. Je connais la route par cœur. Les premiers plants de maïs du mois d'août se dressent dans les champs, de chaque côté de la route. Je baisse ma vitre pour laisser entrer l'air frais de la campagne dans l'habitacle. Sur mon passage, une volée d'oiseaux posés dans un champ s'élancent dans le ciel. Je les suis des yeux aussi longtemps que possible avant de reporter mon regard sur l'autoroute qui s'étend devant. Les aînés et les conteurs nous ont toujours parlé de Corbeau. Des histoires qui racontent comment il en est venu à voler le potlach* de Corneille. Comment il a poussé cet oiseau, pourtant fier, à chanter, chanter, chanter – jusqu'à ce que sa voix ne soit plus qu'un croassement-, pendant que lui en profitait pour s'empiffrer. Comment il a créé le monde avant de le saloper. Un Trickster* et un transformateur. Un messager, annonciateur de changements, accidentellement parfois, délibérément d'autres fois. Un auteur qui n'utilise que le stylo, parce qu'utiliser un crayon à mine, ce serait admettre qu'il peut faire des fautes. Il n'y avait pourtant aucune chance que ce soit Corbeau, je le sais. Il n'est pas des nôtres. Les Autochtones de Spirit Bear Point n'ont pas d'histoires à raconter sur Kakagi. Certes, je ne peux retenir un petit sourire en coin quand il m'arrive d'entendre parler de lui, parce que je le connais, mais il n'a rien à voir avec moi. Corbeau et moi, on est deux créatures distinctes. Hé ! Corbeau et moi, on ne fait même pas partie du même groupe d'Autochtones. On n'est même pas voisins. Il y a quelque chose comme trois mille kilomètres qui nous séparent l'un de l'autre. Non, ça n'aurait jamais pu être Corbeau. Wisakedjak, peut-être ? « Whisky Jack », comme l'appellent mes frères et sœurs au teint pâle. C'est fou de penser qu'il suffit de prononcer le mot de travers pour que les gens comprennent. Comme si c'était impensable qu'un Blanc apprenne quelques mots d'une langue autochtone, suffisamment en tout cas pour comprendre ce qu'on dit. Mais non. C'est plus simple de noyer ça dans l'alcool. D'en faire un autre Indien traqué par la bouteille. Un Trickster*, lui aussi. Un parmi pas mal d'autres d'une longue lignée. Un frère ou un cousin de Corbeau et de Coyote. Wisakedjak est plus près de chez nous. C'est un voisin de la ville d'à côté. Un bon gars, un ami de la nation. Mais pas l'un des miens. Il vit plus loin au sud, et plus à l'ouest. Ça ne pouvait donc pas être lui non plus. Wisakedjak est un nom cri et je ne suis pas Crie. Les Aniskinabek l'appellent autrement. Nanabush. Oui. A force d'y penser, je sais que c'est ça, je le sens. J'évalue le poids de son nom sur ma langue. Sa saveur. Comme l'arôme de la sauge qui brûle dans une pièce sans fenêtre. Ou le goût de papier d'aluminium qui se dégage d'un vieux plombage. L'ensemble des récits sur Nanabush pourrait s'intituler Confessions d'un ancien fauteur de troubles. Quelqu'un qui possède le pouvoir de faire de grandes choses, mais qui refuse de faire un effort. Les bonnes vieilles soirées de contes autour d'un feu le situent au tout début du monde. On dit qu'il serait l'enfant des Hommes et des dieux – si on peut les qualifier de « dieux ». Un mot qui ne fait pas partie de notre vocabulaire, mais je n'en ai pas d'autres en tête. Il avait du pouvoir, mais c'était le cas pour tout le monde. Et un pouvoir qui ne se démarque pas de celui des autres finit par passer inaperçu. Alors Nanbush faisait ce qu'il voulait. Il servait ses propres intérêts. Je le vois comme une créature qui se prélasse au cœur d'un été qui s'éternise. Quelqu'un qui se dirait : « J'ai le temps, je le ferai plus tard. » Plus tard, plus tard, encore plus tard, jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Je me souviens aussi d'avoir entendu dire que G'tchi Manitou l'avait envoyé ici-bas pour enseigner des choses aux Premiers Peuples. Sa première tâche : nommer les plantes et les animaux. Ça n'a pas dû être simple. Je me casse déjà la tête quand vient le temps de trouver un nom de chien ou de chat. Décider qu'un poisson d'argent s'appelle un poisson d'argent, j'ignore comment j'aurais pu y parvenir. Mais lui l'a fait. Nanabush. Il leur a tous attribué des noms : de l'aigle qui vole dans le ciel aux poissons qui nagent dans la mer. Je n'ai jamais compris comment ce maître de la métamorphose pouvait finir par se retrouver tout nu à débouler une colline. C'est à se demander s'il est à la hauteur des histoires qu'on raconte sur son compte. Brillant, mais incapable de faire des choix intelligents ? Je m'emballe. Après tout, cette corneille-là se manifeste uniquement quand je dors. Ça pourrait être seulement un rêve. Ou une hallucination. Plus j'y pense, plus les questions se multiplient. Qui est Nanabush et pourquoi ferai-je une fixation sur ce qui n'est que le fruit de mon imagination ? Au fond, on est deux étrangers. Et je m'imagine tout ça pour tenter d'accepter le désastre qu'est ma vie. Sans job. En deuil de mon père. Un coup partie, pourquoi pas m'inventer un maître de la métamorphose pour m'apprendre quelques trucs comme ça se faisait traditionnellement ? Et si c'était lui ? Nanabush, l'Esprit-guide. Si c'est le cas, je devrais commencer par me présenter. Salut, Nanabush. Je m'appelle Hazel Ellis. J'ai bien hâte d'apprendre à te connaître. Mensonge. Même si ça me passe par la tête. Je viens de franchir le pont qui surplombe une rivière d'eau claire, d'eau fraîche, celle qui traverse la ville québecoise de Sainte-Marie-des-Oblats, puis j'entre sur le territoire de la réserve. Là, les maisons sont plus petites, les parterres moins entretenus, jonchés de jouets, de vélos laissés en plan par des jeunes pressés d'aller manger. Certains terrains sont carrément remplis d'ordures. C'est ce qui arrive quand on oublie de les sortir à temps le jour de la collecte : un bon coup de vent et bonjour le dépotoir. Je ralentis pour laisser passer une meute de chiens errants qui vient de me couper le chemin. Le chien de tête, un boxer croisé avec une oreille blanche, s'arrête pour m'observer pendant que le reste de la meute traverse à la hâte. Dès que je dépasse la horde bigarrée, j'aperçois la
vieille enseigne de bois, en forme de roue de
médecine : « Minwa pikawok ! La
Première Nation de Spirit Bear Point vous souhaite la
bienvenue. »..."
Karen McBRIDE - L'hiver
de la Corneille
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