Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°879 (2023-28)
mardi
1er août 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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mardi 23
octobre 2018 |
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mardi 3
juin 2014 |
"Tu es sur le point de commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Recueille-toi. Chasse toute autre pensée de ton esprit. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. Il vaut mieux fermer la porte ; là-bas la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : « Non, non, je ne veux pas regarder la télévision. » Lève la voix, sinon ils ne t’entendront pas : « Je suis en train de lire ! Je ne veux pas être dérangé. » Il se peut qu’ils ne t’aient pas entendu avec tout ce bazar ; dis-le à haute voix, crie : « Je vais commencer le nouveau roman d’Italo Calvino ! » Ou si tu ne veux pas, ne le dis pas ; espérons qu’ils te laissent tranquille. Prends
la
position la plus confortable qui soit : assis,
allongé, lové, couché. Couché sur le dos, sur un côté,
sur le ventre. Dans un fauteuil, sur le divan, dans le
fauteuil à bascule, sur la chaise longue, sur un pouf.
Dans le hamac, si tu as un hamac. Sur le lit, bien
sûr, ou dans le lit. Tu peux aussi te mettre tête en
bas, comme au yoga. Avec le livre à l’envers, cela va
de soi. [...] Dans
la
vitrine de la librairie, tu as aussitôt repéré la
couverture et le titre que tu cherchais. Sur la trace
de ce repère visuel, tu t’es aussitôt frayé un chemin
dans la boutique, sous le tir de barrage nourri des
livres-que-tu-n’as-pas-lus, qui sur les tables et les
rayons, te jetaient des regards noirs pour
t’intimider. Mais tu sais que tu ne dois pas te
laisser impressionner. Que sur des hectares et des
hectares s’étendent les
livres-que-tu-peux-te-passer-de-lire, les
livres-faits-pour-d’autres-usages-que-la-lecture-,
les-livres-qu’on-a-déjà-lus-sans-avoir-besoin-de-les-ouvrir-parce-qu’ils-appartiennent-à-la-catégorie-du-déjà-lu-avant-même-d’avoir-été-écrits. Tout
cela
pour dire qu'après avoir parcouru rapidement du regard
les titres des livres exposés, tu as dirigé tes pas
vers une pile de "Si par une nuit d'hiver un voyageur"
tout frais sorti de chez l'imprimeur, tu as saisi un
exemplaire, et tu l'as porté à la caisse pour qu'on
établisse ton droit de propriété sur lui. […] Prends
la
position la plus confortable : assis, étendu,
pelotonné, couché. Couché sur le dos, sur un côté, sur
le ventre. Dans un fauteuil, un sofa, un fauteuil à
bascule, une chaise longue, un pouf. Ou dans un hamac,
si tu en as un. Sur ton lit naturellement, ou dedans.
Tu peux aussi te mettre la tête en bas, en position de
yoga. En tenant le livre à l’envers, évidemment. Bien,
qu’est-ce
que tu attends ? Allonge les jambes, pose les pieds
sur un coussin, sur deux coussins, sur les bras du
canapé, sur les oreilles du fauteuil, sur la table à
thé, sur le bureau, le piano, la mappemonde. Mais,
d’abord, ôte tes chaussures si tu veux rester les
pieds levés ; sinon, remets-les. Mais ne reste pas là,
tes chaussures dans une main et le livre dans l’autre. Ce n’est pas que tu attendes quelque chose de particulier de ce livre particulier. Tu es un homme qui, par principe, n’attend plus rien de rien. Il y a tant de gens, plus jeunes que toi ou moins jeunes, dont la vie se passe dans l’attente d’expériences extraordinaires. Avec les livres, les personnes, les voyages, les événements, tout ce que l’avenir garde en réserve. Toi, non. Tu sais que le mieux qu’on puisse espérer, c’est d’éviter le pire. C’est la conclusion à laquelle tu es arrivé dans ta vie privée comme pour les problèmes plus généraux, et même mondiaux. Et avec les livres ? Justement : comme tu y as renoncé dans tous les autres domaines, tu crois pouvoir te permettre le plaisir juvénile de l’expectative au moins dans un secteur bien circonscrit comme celui des livres. À tes risques et périls : la déconvenue n’est pas bien grave. Donc, tu as lu dans un journal que venait de paraître Si par une nuit d’hiver un voyageur, le nouveau livre d’Italo Calvino, qui n’avait rien publié depuis quelques années. Tu es passé dans une librairie, et tu as acheté le volume. Tu as bien fait. […] Lectrice, tu es lue. Ton corps est soumis à un déchiffrement systématique , à travers des canaux d'informations tactiles, visuels, olfactifs, et non sans intervention des papilles gustatives. L'ouïe a sa part aussi, attentive à tes halètement et à tes trilles. Le corps n'est pas seul, chez toi, objet de lecture: il compte comme partie d'un ensemble compliqué d'éléments, qui ne sont pas tous visibles ni tous présents, mais qui se manifestent à travers des évènements, eux,visibles et immédiats: tes yeux qui s'embrument , ton rire, les mots que tu dis , ta façon de ramasser ou de répandre tes cheveux, de prendre l'initiative ou d'esquiver, et puis tous ces signes qui sont aux confins des us et coutumes, de la mémoire, de la préhistoire, de la mode;tous les codes , tous les pauvres alphabets au moyen desquels un être humain croit à certains moments être en train de lire un autre être humain. Et
toi
aussi, Lecteur, tu es un objet de lecture: tantôt la
Lectrice passe ton corps en revue comme si elle
parcourait une table des matières, tantôt elle le
consulte comme pour obéir à une curiosité rapide et
bien précise, tantôt elle l'interroge en hésitant et
laisse venir une réponse muette, comme si une
investigation partielle ne l'intéressait qu'en vue
d'une reconnaissance de l'espace beaucoup plus large.
Parfois, elle se fixe sur des détails négligeables,
peut-être de petits défauts stylistiques, par exemple
la forme proéminente de ta pomme d'Adam, ou ta façon
d'enfoncer la tête dans le creux de son cou, et elle
s'en sert pour établir une marge , une distance -
réserve critique ou complicité moqueuse- parfois, au
contraire, un détail incidemment découvert est
valorisé outre mesure, par exemple la forme de ton
menton, ou une façon particulière de mordre son
épaule, et elle prend élan sur ce tremplin, parcourt
(vous parcourez ensemble ) page après page , de haut
en bas, sans sauter une virgule. Toi, cependant, au
milieu des satisfactions que tu trouves à sa façon de
te lire, à toutes ces citations textuelles de ton
objectivité physique, un doute s'insinue . qu'elle ne
te lise pas tout entier tel que tu es, mais qu'elle
use de toi, qu'elle utilise des fragments de toi
détachés du contexte pour se construire un partenaire
fantasmagorique, connu d'elle seule, dans la pénombre
de sa demi-conscience; que ce qu'elle en train de
déchiffrer soit le visiteur apocryphe de ces songes,
plutôt que toi..."
Italo CALVINO - Si
par un nuit d'hiver un voyageur
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