Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°869 (2023-18)
mardi
9 mai 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Corneille noire Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 15 mars 2023 (elle s'approche...) Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 15 mars 2023
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 15 mars 2023
(tout près !) Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 15 mars 2023
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 15 mars 2023
Corneille noire
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 19 mars 2023
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"1 Peu après être entrée dans la maison, Eyglo avait vite ressenti le malaise évoqué par la femme. Il arrivait régulièrement que des gens l'appellent en lui demandant de venir chez eux parce qu'ils souffraient d'angoisses inexplicables. Certains cherchaient à entrer en contact avec leurs proches défunts et parlaient de bruits inquiétants. Eyglo refusait de participer à ces chasses aux fantômes, à quelques rares exceptions près, et elle avait réussi à se débarrasser de cette femme au téléphone quelques jours plus tôt en lui notifiant une fin de non recevoir assez ferme. Son répit avait été de courte durée. Deux jours plus tard, par une soirée d’automne, une quinquagénaire qu’elle n’avait jamais vue était venue sonner à sa porte. Juchée en haut des marches, sous une pluie diluvienne et souriant d’un air embarrassé, elle avait avoué être la personne qui l’avait appelée récemment pour lui parler de sa maison. Elle s’était empressée d’ajouter qu’elle ne venait pas lui demander d’organiser une séance de spiritisme ou quoi que ce soit de ce genre, mais souhaitait uniquement qu’elle l’accompagne chez elle pour faire le tour de la maison et lui dire si, elle aussi, elle percevait quelque chose susceptible d’expliquer l’anxiété et le trouble qu’elle ressentait depuis qu’elle avait emménagé, une peur et une appréhension lancinantes qu’elle n’avait jusque-là jamais éprouvées. Ne voulant pas laisser l’inconnue sous la pluie battante, Eyglo l’avait invitée à rentrer s’abriter à l’intérieur. — Je sais que les fantômes n’existent pas, avait repris la femme en refusant de s’aventurer au-delà du vestibule, mais il y a dans cette maison quelque chose qui ne va pas. Oui… il y a quelque chose. J’en suis persuadée et j’aimerais savoir si vous le percevez aussi. Pardonnez-moi… mon Dieu, j’ai l’impression de devenir folle. Eyglo l’avait invitée à s’asseoir sur la chaise dans l’entrée. Son interlocutrice s’était adressée à la Société islandaise de spiritisme et Malfridur, une amie d’Eyglo, lui avait suggéré de la contacter car personne n’était mieux placé qu’elle pour l’aider même si elle se montrait souvent assez réticente. Ce n’était pas la première fois que Malfridur lui envoyait des gens sans son accord alors qu’elle lui avait maintes fois répété vouloir cesser toute activité liée à la voyance, mais Malfridur ne l’écoutait pas. Eyglo avait demandé à sa visiteuse si elle connaissait l’histoire de la maison et si les anciens occupants avaient ressenti le même genre de chose, mais celle-ci avait été incapable de lui répondre. Son mari et elle l’avaient achetée quatre ans plus tôt, en 1975, ils avaient emménagé avec leurs deux adolescents et, au bout de quelques mois, elle avait commencé à ressentir ce malaise. Les autres membres de la famille n’avaient rien perçu de particulier.
En observant son interlocutrice, Eyglo avait compris qu’elle ne pouvait pas la renvoyer seule chez elle. À sa manière discrète, cette femme manifestement en souffrance appelait au secours. Eyglo avait sondé sa conscience, cherchant des excuses pour la mettre à la porte, mais, n’en trouvant aucune, elle avait fini par enfiler son manteau. La femme était arrivée en voiture. Eyglo lui avait proposé de la suivre avec la sienne, elles avaient donc pris la direction du quartier ouest. Elles avaient fini par se garer devant la maison, qui était sur trois niveaux dont une cave. Plutôt petite, elle était enduite d’un crépi en sable de mer qui commençait à s’effriter. La propriétaire avait invité Eyglo à entrer. À droite, un escalier descendait à la cave et, quand on entrait dans le vestibule, on avait la cuisine à gauche et la porte du salon de l’autre côté. L’escalier permettant d’accéder à l’étage se trouvait également à droite. Le plafonnier était allumé dans la cuisine et le salon éclairé par la lumière tamisée d’un lampadaire. Eyglo avait vite saisi ce que voulait dire la propriétaire. Elle avait du mal à identifier la nature précise du trouble qu’elle ressentait. Cette femme lui avait parlé d’une atmosphère malsaine qui imprégnait les lieux, et elle trouvait la formule tout à fait adéquate. La pluie frappait les vitres. Eyglo avait fait le tour de la maison, la femme l’avait regardée explorer le rez-de-chaussée puis monter à l’étage et en redescendre. Cet intérieur soigné aux murs ornés de tableaux était celui d’une famille de la classe moyenne ; meublé de plusieurs bibliothèques, il regorgeait de photos de famille et de bibelots. Eyglo avait demandé à la propriétaire s’il y avait un endroit précis de la maison où elle se sentait particulièrement mal. Cette dernière avait répondu qu’elle n’en était pas tout à fait certaine, mais que ce pouvait être la cave, et tout spécialement la buanderie. Elles y étaient descendues et, postée au milieu de la pièce, Eyglo lui avait demandé si elle avait une sensibilité plus développée que la plupart des gens. Non, avait-elle répondu. Elle n’avait jamais rien remarqué de tel.
Elles étaient remontées au rez-de chaussée pour s’installer dans le bureau. La femme avait précisé que c’était autrefois une chambre d’enfant. Eyglo avait balayé la pièce des yeux et, sans raison particulière, le psaume intitulé « Comme l’unique fleur » lui était venu à l’esprit. Elle avait dit à l’occupante des lieux qu’elle comprenait maintenant son trouble même si elle n’était pas en mesure de lui en expliquer l’origine. Elle ne voyait aucun moyen d’y remédier. Si elle avait bien compris, les autres membres de sa famille ne ressentaient aucun malaise, et les futurs propriétaires ne percevraient sans doute rien non plus. Son interlocutrice semblait plus apaisée, simplement parce qu’elle avait pu lui parler.
Un mois plus tard, en
voyant une annonce dans les pages immobilières, Eyglo avait
compris que la femme était parvenue à un accord avec son
mari et qu’elle la laisserait désormais tranquille. Elle
avait presque oublié cette visite, mais elle repensait
parfois à l’étrange sensation qui l’avait submergée dans
cette maison avec le bruit de la pluie sur les vitres, une
insupportable sensation de claustrophobie. Presque
d’étouffement. Elle avait eu l’impression que les murs se
rapprochaient, comme s’ils voulaient se refermer sur elle et
l’engloutir. Puis, pendant quarante ans, elle n’avait plus
entendu parler de cette histoire..."
Arnaldur INDRIDASON - Le
mur des silences
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