Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°868 (2023-17)
mardi
2 mai 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Autour de la
bergerie... Brebis basco-béarnaise Astugue (Hautes-Pyrénées) début avril 2023 Astugue (Hautes-Pyrénées) début avril 2023
Astugue (Hautes-Pyrénées) début avril 2023 Brebis basco-béarnaise (portrait) Astugue (Hautes-Pyrénées) début avril 2023
Astugue (Hautes-Pyrénées) début avril 2023
Astugue (Hautes-Pyrénées) début avril 2023
Pouillot sp. Campan (Hautes-Pyrénées) début avril 2023 Vallée de Campan Campan (Hautes-Pyrénées) début avril 2023 Observatoire du Pic du Midi de Bigorre Campan (Hautes-Pyrénées) début avril 2023
Chataignier
Feuilles de Chêne
Astugue (Hautes-Pyrénées) début avril 2023
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"Maureez Samson Depuis toujours elle écoutait le bruit de la mer sur les brisants. A la baie Malgache, les vagues sont très proches, elles s'allongent sur les cailloux noirs si près l'une de l'autre que ça fait un seul fracas doux, sans respiration, un bruit de moteur. Comme le moteur de la pirogue de son père, elle s'en souvient maintenant, même si ça fait des années qu'elle ne l'entend plus. À l’avant de la pirogue Tomy Samson avait écrit le nom de sa fille en grosses lettres rouges, maureen, et le dernier n avait coulé en formant quelque chose qui ressemblait à un z. Alors il avait gardé ce nom pour sa fille, il trouvait ça bien plus joli. Et Maureen s’était appelée Maureez pour toujours. Maureez, ça faisait rire les enfants. Ki kot ? To été Moris bolom ? Mais ça n’était pas un sujet de honte, bien au contraire, elle se souvient qu’elle se redressait de toute sa petite taille, qu’elle les toisait. Mo papa finn allé pa’tout, pa’tout pays Moris ça la même. Et puis un jour il n’est pas revenu de la pêche. Elle l’a attendu sur le rivage, dans le vent, jour après jour et même la nuit, jusqu’à ce que Lola lui dise : « Ça sifi comme ça, rentré, pas resté dihors ki espère ? » Elle refusait, mais il a bien fallu obéir, et se serrer dans le lit contre le mur, pour ne pas entendre Lola ronfler, comme s’il ne s’était rien passé, tout normal, tout correct quoi. Après, plus rien n’a été semblable. Lola est devenue méchante, elle a battu Maureez pour un oui pour un non. Elle s’est mise avec un autre homme, Zak, un bon à rien qui passait son temps à boire, vautré dans le vieux canapé sur la terrasse, à regarder la mer. Maureez n’a pas connu sa mère, elle est morte un peu après sa naissance, et Tomy Samson ne s’est pas remarié, mais il a choisi cette femme, Lola Paten, et Maureez l’a détestée dès qu’elle a su ce que haïr voulait dire, parce que Lola lui parlait durement, lui pinçait le bras, l’obligeait à laver tout le linge de la maison, même quand Maureez devait aller à l’école. Alors quand Tomy Samson n’est pas revenu de la pêche, la vie à la maison est devenue impossible. Lola s’absentait pour aller travailler dans un hôtel, au Port, et quand elle n’était pas là, Zak buvait sa bière, il regardait Maureez d’un drôle d’air, elle a compris très vite le danger, quand un après-midi il l’a attrapée par le bras et l’a tirée vers lui, en marmonnant des mots dégoûtants, des mots incompréhensibles. « Vini, nous faire un ti ballet, un ballet à quat’z’yeux ! » Comment on pouvait dire des choses comme ça à une enfant ? C’était quoi un ballet ? Maureez s’est dégagée, elle a couru dehors, elle s’est cachée dans les rochers. Le soir, quand Lola est rentrée, Maureez n’en a pas parlé, parce qu’elle savait que Zak dirait des saloperies, que c’était elle qui avait voulu le séduire, qu’elle s’était frottée à lui, qu’elle l’avait attiré vers le lit. Elle est allée se coucher sans souper, elle s’est recroquevillée dans son lit, la tête contre le mur, en écoutant Lola ronfler. Après ça les choses sont devenues compliquées. Quand Lola partait le matin pour le travail, Maureez s’en allait aussi, avec son sac contenant les livres et les cahiers, comme si elle allait à l’école, mais elle prenait les chemins de traverse et elle battait la campagne. C’est à ce moment-là que Maureez a commencé à grossir, peut-être dans l’idée que Zak n’aurait plus envie de la toucher. Elle était obligée de couper les jambes de son jean et d’échancrer son tee-shirt, et même ainsi c’était trop petit et trop court. Les autres filles de l’école se moquaient d’elle, quand elles la croisaient elles lui criaient « Fatso » ou « Gros tas », et même si ça lui mettait la rage au cœur, elle ne répondait rien. Alors elle a décidé que l’école c’était fini pour elle. Elle ne l’a dit à personne, elle a pris cette décision toute seule. Elle se levait tôt le matin, elle lavait son linge dans le bac en zinc, elle mettait un peu de riz et de brèdes dans un tissu, au fond du cartable, comme si elle allait à l’école au bourg. Mais elle tournait le dos dès que Lola avait disparu et elle commençait sa course à travers les broussailles, sur les hauteurs, loin de la ville. Ce sont les pierres que Maureez connaissait. Elle connaissait chaque roche de la baie Malgache, chaque galet, chaque couleur, chaque qualité, les noirs, les blanc pâle, les striés de raies rouges, les mouchetés, les gris-bleu, les vert sombre, toutes les formes de roches, les rondes qui roulent comme des boules, les pointues, celles qui sont creusées de trous rouillés. Avec Tomy, depuis qu’elle était toute petite, elle marchait le matin sur la plage de la baie, à la recherche des bonnes pierres. Quand elle les soulevait, elle voyait tous les petits animaux qui fuient, des crabes transparents, des scolopendres, et aussi de petits insectes noirs qui plongent dans les flaques. Pour son père elle choisissait une belle pierre lourde, lisse, bien ronde, qui allait servir de poids pour les filets. Maureez aimait l’odeur de la mer, c’est fort, acide, ça fait tousser, mais c’est une odeur familière, qui rassure. Le tonnerre de la houle sur la barrière, au loin, vibrait jusque sur la plage. Parfois, la pluie se mettait à tomber tout d’un coup, venue de nulle part, une pluie froide qui pique le visage et les jambes, mais elle n’avait pas besoin de s’abriter, elle restait à côté de son père, elle regardait l’eau qui coulait sur son visage, le long de ses rides comme des ravins, qui s’accrochait à ses cheveux. C’est à cause de la pluie que Maureez a vu la première fois qu’il avait des cheveux blancs, des fils d’argent qui brillaient dans sa toison crépue. Tomy n’était pas vieux, mais déjà il avait ces fils d’argent, et quand elle le lui a dit, ça l’a fait rire. Il a dit, elle s’en souvenait bien, « Blanc fin ’sorti mo sivi », les Blancs sont sortis par mes cheveux ! Elle, Maureez, a les mêmes cheveux que lui, une tignasse frisée serré qui s’ébouriffe sur sa tête, elle a beau essayer, pas moyen de la dompter. À l’école, la maîtresse lui a dit, Ce n’est pas joli, il faut que tu fasses des tresses. Mais son père n’a pas voulu, il a énoncé sa loi, dans la famille Samson on n’est pas des Blancs, on est des Mozambiques, pas besoin de cacher ses cheveux, pas besoin de tresses ! Mozambique, Maureez n’a pas
compris, mais ça lui a plu. Quand elle allait sur la plage,
ou dans la montagne, le vent bousculait ses cheveux et
fouettait son visage, la pluie coulait dans ses yeux. Elle
était fière de son père, elle n’avait besoin de personne, et
pour ça Lola Paten la détestait plus encore. Elle était
jalouse. Depuis que Maureez était toute petite, chaque jour
Tomy la prenait dans sa pirogue, le soir après la pêche, ou
le dimanche matin, la belle pirogue blanche où il avait
écrit au pinceau à la peinture rouge le nom de sa fille, et
ils allaient jusqu’au bout du lagon, vers les îlots.
C’étaient des moments de grâce, par la suite Maureez se
souviendra de chacune de ces sorties, c’était doux et
violent comme une lumière qui éblouit, c’était long et lent,
le bruit du moteur, et le roulement des vagues à l’approche
des récifs, puis, au large, quand Tomy hissait la vergue
oblique, les claquements du vent dans la voile, le
glissement soyeux du sillage, les cris des oiseaux. Ils sont
si nombreux sur l’île aux Fous, cela faisait un roulement de
milliers de billes de fer, un grondement de milliers de
gorges, et les clameurs des nouveau-nés dans les roches
noires et les longues plaintes des albatros voleurs de
poussins. Maureez se glissait jusqu’à la proue, elle
s’asseyait sur la perche posée sur les bordés, le vent
faisait pleurer ses yeux, l’eau salée imprégnait ses cheveux
et ses vêtements, le soleil brûlait ses mains et le dessus
de ses pieds. L’eau était profonde, d’un bleu presque noir,
le ciel pâlissait vers le crépuscule. En fermant les yeux
elle imaginait que la pirogue était partie pour de bon, les
emportant tous les deux vers l’autre côté de la mer, loin de
tout, loin de la maison, loin des jérémiades de Lola, la
pirogue les conduisait dans une île magnifique où ils
vivraient tous les deux pour toujours, une île pleine de
parfums et de couleurs, où il n’y aurait rien d’autre que le
bonheur, le sommeil, les rêves. C’est à cette époque que
Maureez a inventé son amie Bella, pour avoir quelqu’un à qui
parler, puisque son père était parti, et que personne ne
s’intéressait à elle. Puisque les filles de l’école lui
jetaient des noyaux quand elles la voyaient, lui criaient
des mots mauvais. Quand elle allait dans la montagne, du
côté de la Ferme, au-dessus de la baie Malgache, elle
cherchait un coin pour s’abriter du vent et quelquefois de
la pluie. Elle se lovait dans un creux de rocher, la tête
appuyée sur son sac d’écolière, et elle attendait que Bella
vienne. Au début, elle ne la voyait pas bien, c’était juste
une présence, comme une onde de chaleur qui emplissait son
ventre et ses poumons, elle fermait les yeux, et sur le fond
rouge de ses rétines, elle voyait apparaître une silhouette
lumineuse, blanche et semée de points d’or, et c’était une
forme en mouvement, comme un reflet dans l’eau, comme un
nuage dans le ciel. Ensuite, quand elle s’est habituée, elle
a vu que cette forme n’avait pas de visage, mais seulement
des yeux, de grands yeux grands ouverts, et c’était au fond
de ces yeux que brillaient les parcelles d’or. C’était un
regard très doux et très intense, Maureez sentait un frisson
sur sa peau, comme si avec le regard un souffle passait sur
elle, redressait tous les petits poils sur ses bras, sur ses
épaules, sur ses jambes. Peu à peu elle a accepté ce regard,
cette silhouette, elle lui a donné un nom, le nom de Bella,
parce que c’était un être d’une merveilleuse beauté, et
qu’elle était seule à voir, un être qui venait d’ailleurs,
de l’autre bout de la terre, pour lui apporter son aide.
Elle a commencé à lui parler, chaque fois, à voix basse, ou
même sans bruit, comme on parle à une amie, pour lui
raconter sa vie, pour se souvenir de son père, de la
pirogue, du temps où tout était facile. Bella ne répondait
pas vraiment, mais Maureez entendait ses réponses, elle
entendait les mots qu’elle espérait, les mots qui lui
donnaient du courage, des mots d’amour, des mots pour elle
toute seule. C’était pareil à une chanson, une chanson qu’on
chante du fond de la gorge, une chanson qui tourne et
recommence, un murmure de la mer au loin, du vent dans les
buissons d’épines, dans les branches des filaos, un
bruissement de gouttes de pluie sur son corps et son visage,
elle revenait en arrière, sur la pirogue de Tomy, glissant
sur l’eau transparente du lagon, prête à braver la vague du
canal, jusqu’à la haute mer sombre. C’est Bella qui la
guidait à travers les jardins qu’il y a sous la mer, ce
qu’elle voyait autrefois quand elle nageait avec son père le
long du récif, les plages blanches, les forêts de corail
jaune et rouge, et les milliers de poissons qui volaient
d’une île à l’autre. « Attends-moi, Bella, je ne peux pas te
suivre, tu nages vite ! » Pour parler à Bella, Maureez a
même inventé un langage, rien qui ressemble au français ou
au créole, une langue rapide où il y a beaucoup de sons en
ou et en a, beaucoup de l, de z et de w, mais pas de k ni de
p, ni de j, parce que ça pourrait effrayer Bella, si elle
est comme les oiseaux ou comme les chats, il faut que ça
glisse et que ça résonne, que ça chante, que ça calme. Pour
dire « ne parle pas » on dit « yawaloulouli », pour dire «
viens me voir » on dit « hilawalouawa », pour dire « au
revoir, à demain », « mawawoumawa ». Quelquefois, quand elle
était au bord de la mer à la baie Malgache, elle se cachait
derrière les gros rochers et elle parlait à son père dans
cette langue, elle soufflait les sons dans le vent pour
qu’ils traversent l’horizon et le cherchent là où il est,
sur son île lointaine, ou peut-être même en Afrique au pays
des Mozambiques..."
JMG Le Clézio - Avers
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