Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°863 (2023-12)
mardi
21 mars 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Pie Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 29 janvier 2023 Pie et Etourneau sansonnet Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 12 février 2023 Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 12 février 2023 Corneille noire Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 12 février 2023 Corneille noire Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 12 février 2023 Corneille noire Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 12 février 2023
Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 12 février 2023
Corneille noire Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) samedi 4 mars 2023 <image recadrée>
Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) samedi 4 mars 2023
Corneille noire,
sous la pluie |
" 1 On raconte que dans la Chine ancienne, sous la dynastie des Song du Nord, un prince faisait chaque année cultiver un carré de mille pivoines dont, à l'orée de l'été, les corolles ondulaient dans la brise. Durant six jours, assis sur le sol du pavillon de bois où il avait coutume d'admirer la lune, buvant de temps à autre une tasse de thé clair, il observait celles qu'il appelait ses filles. A l'aube et au couchant, il arpentait le carré. Au
commencement
du septième jour, il ordonnait le massacre. Un carré de mille pivoines Alors
que
Rose se réveillait et, regardant autour d’elle, ne
comprenait pas où elle se trouvait, elle vit une pivoine
rouge aux pétales renfrognés. Quelque chose passa en elle
dans un parfum de regret ou de bonheur enfui. D’ordinaire,
ces mouvements intérieurs griffent le cœur avant de
s’évanouir comme un songe mais, parfois, le temps
transfiguré offre à l’esprit une transparence nouvelle.
C’est ce qu’éprouvait Rose, ce matin-là, dans le face à face
avec la pivoine qui, de son vase exquis, dévoilait ses
étamines dorées. Un instant durant, il lui parut qu’elle
pouvait rester sans fin dans cette chambre nue, à contempler
cette fleur, à se sentir exister comme jamais. Elle observa
les tatamis, les parois de papier, la fenêtre ouverte sur
des branchages dans le soleil, la pivoine froissée ; enfin,
elle s’observa elle-même comme une inconnue rencontrée la
veille. La soirée lui revint par salves – l’aéroport, le
long trajet dans la nuit, l’arrivée, le jardin éclairé de
lanternes, la femme en kimono agenouillée sur le plancher
surélevé. À gauche de la porte coulissante par où elle était
entrée, des branches de magnolia d’été, jaillies d’un vase
aux flancs sombres, attrapaient la lumière par averses
successives. On eût dit une eau brillante tombant en pluie
sur les fleurs, les ombres sur les murs scintillaient,
alentour c’était une obscurité étrange, frémissante. Rose y
distinguait des parois sablées, des pierres plates faisant
chemin jusqu’au plancher haut, des esprits secrets ; toute
une vie de pénombre parcourue de soupirs. La Japonaise
l’avait menée à sa chambre. Dans la salle adjacente, la
vapeur d’un bain montait d’un grand bassin de bois lisse.
Rose s’était glissée dans l’eau brûlante, saisie par le
dénuement de cette crypte humide et silencieuse, par son
décor boisé, par ses lignes pures. En sortant du bain, elle
s’était vêtue d’un kimono de coton léger comme on pénètre un
sanctuaire. De même, elle était entrée dans les draps avec
un inexplicable sentiment de ferveur. Puis tout avait passé.
On frappa discrètement et la porte glissa en chuintant. La
femme de la veille vint poser un plateau devant la fenêtre à
petit pas précis. Elle dit quelques mots, recula par
glissades douces, s’agenouilla, s’inclina, referma la porte.
Au moment où elle disparut, Rose vit palpiter ses paupières
baissées et fut frappée par la beauté de son kimono brun
ceint d’une obi brodée de pivoines roses. Le souvenir de sa
voix cristalline aux fins de phrase brisées tinta dans
l’atmosphère avec une tonalité de gong. Rose inspecta les
mets inconnus, la théière, le bol de riz ; chacun de ses
mouvements lui faisait l’effet d’une profanation. Dans le
cadre nu de la fenêtre où coulissait une vitre doublée d’un
paravent de papier, elle voyait, frissonnantes et ciselées,
les feuilles d’un érable et, au-delà, un panorama plus
vaste. C’était une rivière aux berges bordées d’herbes
folles avec, de chaque côté d’un lit pierreux, des allées de
sable, d’autres érables mêlés de cerisiers. Au milieu du
gué, dans les flots paresseux, campait un héron gris.
Par-dessus la scène passaient des nuages de beau temps. La
puissance de l’eau vive la frappa. Où suis-je ?
pensa-t-elle, et bien qu’elle sût que cette ville était
Kyōto, la réponse se dérobait comme une ombre. On frappa de
nouveau. Oui ? dit-elle, et la porte s’ouvrit. La ceinture
de pivoines réapparut ; cette fois, la femme agenouillée lui
dit : Rose san get ready ? en montrant la porte de la salle
de bains. Rose hocha la tête. Qu’est-ce que je fiche ici ?
se demanda-t-elle, et bien qu’elle sût qu’elle était venue
là entendre le testament de son père, la réponse se dérobait
encore. Dans la chapelle vaste et vide du bain, à côté du
miroir, une pivoine blanche aux pétales fugitivement trempés
dans une encre carmin séchait à l’air comme une peinture
fraîche. La lumière matinale, versée par une ouverture
quadrillée de bambou, jetait des lucioles sur les murs et,
un instant, inondée d’un chatoiement de vitrail, elle se
crut dans une cathédrale. Elle s’habilla, sortit dans le
couloir, prit à droite, rebroussa chemin en arrivant à une
porte fermée, suivit des méandres de plancher et de papier.
Après un coude, les cloisons devinrent d’un bois foncé où se
distinguaient des panneaux coulissants puis, après un autre
coude, elle se trouva dans une grande pièce au centre de
laquelle vivait un érable. Ses racines s’enfonçaient dans
une mousse au plissé de velours ; caressant le tronc, une
fougère côtoyait une lanterne de pierre ; tout autour
courait une galerie vitrée ouverte sur le ciel. Par éclats
de monde morcelé, Rose voyait le plancher de bois, les
sièges bas, les tables laquées et, à droite, dans un grand
vase d’argile, un arrangement de branches piquées de
feuilles inconnues, vibrantes et légères comme des fées ;
mais l’arbre crevait l’espace d’une déchirure où se noyaient
ses perceptions et Rose sentait qu’il l’attirait à lui,
qu’il aimantait son souffle, qu’il ferait de son corps un
arbrisseau à la ramure murmurante. Après un moment, elle
s’arracha au sortilège, alla de l’autre côté du jardin
intérieur où de grandes croisées donnaient sur la rivière,
en ouvrit un panneau qui glissa sans bruit sur ses rails de
bois. Le long des berges à cerisiers, battements fluides de
l’espace-temps, passaient des coureurs matinaux, et Rose
désira se fondre dans leur course sans passé ni avenir, sans
attaches ni histoire ; désira n’être plus qu’un point
mouvant inscrit dans le flux de saisons et de montagnes qui
traverse les cités jusqu’aux océans. Elle regarda au-delà.
La maison de son père était bâtie un peu en hauteur,
au-dessus d’une allée de sable qu’on distinguait entre les
branches des arbres. Sur l’autre rive, la même allée de
sable, les mêmes cerisiers, les mêmes érables et, plus loin
encore, surplombant la rivière, une rue, d’autres maisons –
la ville. Enfin, fermant l’horizon, des collines
moutonnantes..."
Muriel
BARBERY - Une rose seule
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