Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°862 (2023-11)
mardi
14 mars 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
Grand Cormoran La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 24 février 2023 La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 24 février 2023
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 24 février 2023
La
Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
La
Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)vendredi 24 février 2023 vendredi 24 février 2023
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 24 février 2023
|
|
||
|
Suggestion de lecture : "Chapitre 1 Toucher du bois Riopelle A voir valser les conifères, à entendre grincer leurs troncs, je ne donnerais pas cher de ma peau. Tout ce qui compte dans l'instant présent : remuer les orteils, déglacer mes doigts, gagner du terrain plus vite que le froid. Je suis seul. Je ne peux plus compter sur ma meute pour m'éclairer, débattre du chemin le plus sûr et des routes passantes à esquiver, à savoir si le rang du Nord me mènera paradoxalement plus vite à la frontière sud. Pas question que je sorte mon GPS tout de suite. La batterie ne fera pas long feu par un temps pareil. De toute façon, je n’arriverais pas à pitonner tant mes doigts et l’écran risquent de figer. Je vais de banc de neige en banc de neige, aveuglé par la poudrerie, un pas à la fois. La gifle du vent me fait contracter tous mes muscles, traverse ma capuche et ma tuque. J’entends des sifflements fantomatiques, qui hèlent sans jamais reprendre leur souffle, eux. J’aurais dû donner une autre chance au char. J’aurais dû. Je
revois
mon père, qui donnait une volée aux appareils au
fonctionnement intermittent, pour les relancer. Des
fois, ça marchait. D’autres fois, il se défonçait les
jointures en vain. Je me rappelle ses colères, le rose
à ses joues, son torse bombé. C’est bien trop vrai,
j’ai hérité de son agressivité quand les objets me
chient dans les mains. Il y a aussi beaucoup de monde
que je rêve de secouer en l’air. Mais la violence
n’éveille pas les consciences, dirait m’man, à son
époque bouddhiste. Je l’entends presque me susurrer :
Anitya, tout est éphémère, mon garçon. Oui, tel le
fourmillement des membres avant leur congélation. Je marche longtemps encore, assez pour comprendre que la radio ne mentait pas et que la météo apocalyptique rend périlleuse toute tentative de survie à découvert. Je pense à Saint-Exupéry, écrasé en plein Sahara libyen, à ce que je n’ai pas compris du Petit Prince1. Je songe aux coureurs des bois égarés du temps de la colonie, à ce vieux pêcheur errant en mer d’Hemingway. Tous allés trop loin. Est-ce la morale de ces histoires, dont j’ai oublié la fin ? Jeu d’esprit. À savoir si on se déshydrate plus vite dans le désert, brûlé de soleil en plein océan ou exposé au froid sur ce rang anonyme ? Mon esprit roule sur la jante, des routes qui ne débouchent sur rien aux banquises qui fondent, jusqu’aux neiges des sommets qui ne sont plus éternelles, en passant par tous ces espaces sauvages devenus hostiles, même pour les espèces qui s’y étaient adaptées au fil de mutations millénaires. Je
suis
le plus mésadapté d’entre tous. Mammifère sans
fourrure véritable. Arielle a-t-elle réussi notre pari d’étendre la baleine morte sur une mare de mélasse, en plein centre de la place publique ? Ou s’est-elle heurtée aux gardes de sécurité, alertés par les caméras ? La tempête paralysante a-t-elle joué en sa faveur, toutes les forces de l’ordre étant mobilisées pour sécuriser les stations-service et aider les civils enlisés ? Le parvis de notre pétro-État était-il désert à l’aurore, puis noir de monde et de médias à midi ? Qui de mes frères et sœurs d’armes verra sa véritable identité percée et se retrouvera bientôt derrière les barreaux ? Comment les médias traiteront-ils la nouvelle, s’ils la couvrent ? L’opération Baleine noire maintenant terminée, nos liens sont dissous. Et moi, il me faut faire mon bout de chemin sans réponses, tant que je n’aurai pas accès à un ordinateur crypté, en lieu sûr. Si, seulement si je parviens au point de rendez-vous. Soudain, mon esprit cesse brutalement d’errer. À mon horreur, le froid mordant fait place à une sensation de picotement diffus, puis de chaleur douce – mauvais signe, mes engelures gagnent la manche. Je ne sens plus mes doigts mes mains mes orteils mes talons mes oreilles mon front mon nez. Je force le pas, comme un bison à bout de courage, m’accrochant à l’instinct de survie, tout en ruminant mes fautes. Et tout à coup, je me rappelle l’essentiel : les bandelettes autochauffantes, la boisson énergisante, l’huile de CBD, le contenu de la trousse et le protocole pour le rationner. Sous le vent, je m’assois en boule et déchire les sachets un à un. Bientôt, mes mitaines seront cuisantes, j’avancerai boosté de guarana sans plus sentir la cristallisation de mes extrémités. Mes idées se placent, j’ai malgré tout franchi une bonne distance, la joie revient. Sous
la
Voie lactée de mes sept ans, je rêvais de fusées
interstellaires. Couché sur le dos, les mains derrière
la tête, je perdais la notion du temps, perché dans ma
cachette dans les arbres. J’veux jouer encore un peu
dehors, maman, y a même pas de mouches ! Mon père
m’avait construit cette cache, c’était à mes yeux
l’ultime preuve de son amour. Elle était interdite aux
adultes et aux filles. J’y ai lu tant de BD, joué au
pirate avec un trésor constitué de pépites de pyrite
de fer. J’y ai caché toutes mes trouvailles : mues de
grillon, cailloux brillants, plumes de geai bleu,
onces de pot, capotes. Plus tard, j’ai tapissé mes
murs d’articles et de portraits de Julia Butterfly
Hill, perchée comme moi mais durant sept cent
trente-huit jours pour sauver Luna, un séquoia
millénaire, des coupes forestières. C’est là-haut que
j’ai appris la honte d’être humain, coupable par
association de la destruction de la vie sauvage. L’été
de mes douze ans, ma cour arrière, un boisé d’arbres
matures, a été rasée à blanc. Désormais, de ma cache,
j’avais vue sur une faille dans le décor, une tranchée
pour gazoduc. J’arrivais pas à m’y faire. Mets-toi des
œillères, mon petit homme, disait p’pa. J’y suis
jamais parvenu. Après tout, s’il y avait une Julia
Butterfly Hill en Californie, il y avait de l’espoir.
J’ai trouvé des têtus comme moi, d’abord chez les
scouts, puis à l’exposciences, et enfin au cégep, en
parcourant les babillards. On voulait se battre pour
tous ceux qui nous conseillaient de détourner le
regard de ce qui dérange, riant de nos idéaux
soi-disant incompatibles avec la sacro-sainte
croissance économique. Nous étions convaincus qu’il
suffisait d’une étincelle pour les réveiller. Notre
Terre
est en feu, mais ça leur importe moins que la
fructification de leur pension. Les dérèglements
climatiques engendrent des tempêtes monstres, comme
cette vague de froid qui me scie les bras. L’écolo en
moi me pousse à croire que je n’ai pas fini de servir
la cause, que je dois continuer de marcher, qu’il faut
que je m’en sorte, quitte à perdre quelques doigts.
L’autre voix de ma conscience fait contrepoids,
soufflant à mon oreille : T’es pas fatigué de te
battre, de te mettre tout le monde à dos, de porter
tout ce poids sur tes épaules ? On en a vu d’autres,
hein, Cowboy ? On n’est pas faits en chocolat. J’allume mon GPS. C’est là ou c’est jamais. Bip bip bip. Mes coordonnées. Bingo. Le point de rendez-vous, par là. La pile chargée à 97 %. J’arrête de mourir. Je vais pouvoir me sortir vivant du bois. Déesse
soit
louée..."
Gabrielle FILTEAU-CHIBA -
Bivouac
|
|