Trochiscanthe nodiflore n°859 (2023-08)

Suggestion de lecture :

"Parmi les nombreuses histoires drôles qui se murmurent en Italie sur Mussolini, il en est une qui suggère assez justement ce que seront bientôt les conditions morales du peuple allemand. Un soir, Mussolini, las de rester seul chez lui, enfile un pardessus, rabat son chapeau sur ses yeux et, le visage dissimulé par le col du manteau, sort se promener à pied dans Rome. Arrivé devant un cinéma, il lui vient l'envie de s'amuser comme tout le monde ; il achète un billet et entre. Le spectacle commence par des News Pictures et, évidemment, le héros des News Pictures, c'est Mussolini lui-même, l'incontournable Mussolini à cheval, en voiture, à pied, en uniforme, en civil, en chemise noire, en frac, en aéroplane, en bateau. Mussolini passant en revue les troupes fascistes, inaugurant un monument, présidant un congrès de philosophes, serrant la main d'un cardinal, visitant une caserne, montant au Campidoglio, prononçant un discours, deux discours, trois discours, une infinité de discours... Dès que le Duce apparaît à l'écran, le public se lève comme un seul homme en applaudissant : seul Mussolini, qui n'est pas habitué à se lever en l'honneur de lui-même, reste tranquillement assis. Voyant ce monsieur rester assis avec une imprudence tellement inutile, un modeste petit-bourgeois qui s'était levé immédiatement lui touche l'épaule, se penche et lui dit à l'oreille : « Excusez-moi, Monsieur, je suis bien d'accord avec vous, mais il vaut mieux se lever ! »

Dans quelques temps, tout le peuple allemand sera de l'avis de ce petit-bourgeois italien dans le cinéma de Rome et, comme lui, il se lèvera en applaudissant dès qu'Hitler apparaîtra à l'écran. C'est triste à dire, mais ce n'est qu'à ce moment-là que la situation en Allemagne commencera à être vraiment intéressante. Bien que ce qui s'est produit dans ce pays ces derniers mois soit monstrueux, c'est beaucoup moins grave que ce qui se produira, légalement, dans un futur proche, si aucun imprévu ne vient briser la logique des événements. La violence exercée légalement ne serait pas dangereuse ! « Les Jacobins ne sont pas assez hypocrites pour être dangereux », disait Talleyrand. Il voulait dire sans aucun doute que l'hypocrisie la plus dangereuse est celle de la légalité jacobine.

Jusqu'à présent, en Allemagne, il ne s'est agi que de violences physiques : et de tous les points de vue, la violence physique est la moins grave des formes de violence. Malheureusement, en Europe, on reste beaucoup plus sensible aux crimes commis contre les corps qu'aux crimes contre la conscience. L'opinion publique des pays où les libertés civiles sont encore garanties par des lois et où les conditions de la vie sociale et politique sont encore humaines (ces pays sont désormais très peu nombreux, au moins en Europe) est bien plus impressionnée aujourd'hui par les brutalités des troupes hitlériennes qu'elle ne le sera, bientôt, par les violences morales dont souffrira légalement le peuple allemand. Un homme qui frapperait brutalement un enfant serait-il moins coupable s'il le traitait bien mais en violait et déformait la conscience ? Cet homme serait-il encore moins coupable si, au lieu d'être un quidam, c'était un homme d'Etat et qu'il violait et déformait la conscience de millions d'enfants ? Les parents, en Italie, ont peur de leurs enfants parce qu'ils savent que les chefs des organisations fascistes de la jeunesse les poussent, en leur promettant de l'argent ou des galons, à espionner ce qui se dit entre les quatre murs du foyer. Mais les organisations fascistes de jeunesse sont légales, l'inscription des enfants dans de telles organisations est obligatoire à l'école, et la corruption des enfants est par conséquent légale et approuvable. [Pauvres enfants allemands, soyez purs et heureux tant que vous le pouvez encore.]

Le jour où Hitler aura imposé à l'Allemagne son ordre et sa légalité, les enfants allemands ne seront plus à leur tour que des êtres tristes et tourmentés, déjà résignés à une existence d'esclavage et de malheur : de petits espions dévorés de peur et de remords.

Que diront les honnêtes gens quand Hitler, au prétexte de relever la dignité de l'Allemagne, avilira et corrompra la conscience de millions d'enfants allemands en les éduquant à la violence, au mensonge et à l'hypocrisie ? Les honnêtes gens (qui, comme the gentlemen who write to the Time, sont les plus illogiques et les plus prompts au compromis en Europe) diront simplement que c'est le « système d'éducation fasciste », le plus moderne et le plus patriotique de tous les systèmes d'éducation. Heureusement pour les enfants anglais, la situation politique en Angleterre est encore très loin d'être mûre pour introduire à Eton, Harrow ou Rugby le système d'éducation de Mussolini et d'Hitler, nos nouveaux Docteurs Arnold..."