Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°857 (2023-06)
mardi
7 février 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Blanc ! Arçon (Haut-Doubs) dimanche 1er janvier 2023 dimanche 1er janvier 2023
dimanche 1er janvier 2023 Arçon (Haut-Doubs) dimanche 1er janvier 2023 <image recadrée> Arçon (Haut-Doubs) dimanche 1er janvier 2023 <image recadrée> <image recadrée>
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<image recadrée> Arçon (Haut-Doubs) dimanche 1er janvier 2023
Arçon
(Haut-Doubs)
dimanche 1er janvier 2023
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Jocelyn
SIOUI - MONONK JULES
(bande annonce d'une minute) Pour voir le spectacle en entier... la vidéo (plus d'une heure) est sous le texte... Pour regarder et écouter,
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"PROLOGUE Il existe dans chaque famille des histoires qui laissent des traces pour des générations. Des micromythes qui ne sortent pas de la microcellule familiale. Qu'on entretient un peu comme... le feu d'un poêle à combustion lente : une bûche de temps en temps. Je suis sûr qu'on pourrait passer la soirée à se raconter votre mythologie. Souvent, ces histoires-là sont de petits récits extraordinaires qui ne dépassent pas le seuil de vos soupers de famille. Les sortir de leur contexte ne serait pas approprié et peut-être même pas intéressant. (Pas que je ne veuille pas vous entendre, ce n'est pas ce que je dis !) Mais certaines histoires sont beaucoup plus profondes qu'elles n'y paraissent. Peut-être que ce qu'on vous raconte depuis toujours est juste la pointe de l'iceberg. Et quand cette histoire-là vous est racontée par quelqu'un d'autre, que vous ne connaissez même pas... DECEMBRE 2016 Je suis assi dans mon salon en train de lire La femme qui fuit d'Anaïs Barbeau-Lavalette. Je ne ferai pas une critique de son livre, que j'ai trouvé excellent – lisez-le. A la page 175 s'amorce un court chapitre de deux pages où l'on raconte qu'en 1949, la grand-mère d'Anaïs (je l'appelle par son petit nom parce que je me sens proche d'elle) avait participé à une manifestation pour appuyer le combat d'un Huron. Cet homme-là était enfermé pour sédition, c'est-à-dire pour avoir tenté de soulever les Indiens du pays contre la Couronne britannique. En opposition au jugement de la cour, le prisonnier avait commencé une grève de la faim pour défendre ses droits et ceux des Autochtones. D'abord étendu sur le divan, je me redresse. L'homme en question s'appelle Jules Sioui et il se trouve qu'en plus d'être un rebelle méprisé par l'Etat, c'est mon grand-oncle. Je lis le chapitre jusqu'au bout. Deux pages. Je le relis, fièrement. Je connaissais Jules. Son histoire de grève de la faim avait fait le tour de mon monde depuis l'âge de dix ans. C'est un mythe, Mononk Jules. On nous racontait un peu ses douze travaux quand j'étais petit. Ce qui me rendait fier, c'était d'apprendre que les Automatistes, ceux qui avaient rédigé le Refus global à la même époque, soutenait son combat, manifestaient même pour lui. J'étais lié à l'Histoire, celle qu'on apprend à l'école. Ce qui me rendait encore plus fier, c'était de retrouver un peu de cette histoire-là dans un livre formidable. Puis, une fois l'excitation tombée, comme ça m'arrive de temps en temps, je me mets à réfléchir. Deux pages. Est-ce tout ce qui reste de l'histoire de Mononk Jules ? LES GENS SONT DES MUSEES Je n'ai pas la mémoire de mes propres souvenirs. En fait, j'ai la mémoire courte sur un paquet de trucs, comme si ce que j'avais vécu devait inlassablement laisser la place à quelque chose de nouveau. J'ai toujours besoin des autres pour me rappeler les détails d'un souvenir de voyage, d'une première rencontre. J'ai la mémoire qui contracte les événements comme un rouleau compresseur. Pourtant, je peux apprendre un texte en un rien de temps, parfois en trois lectures consécutives. Je n'oublie jamais un visage, mais je ne me souviens des noms. Quand, accompagné de mon amoureuse, je tombe sur un visage connu, je suis souvent incapable de faire les présentations. C'est honteux. J'ai l'air du gars qui ne présente pas sa blonde... La mémoire, c'est quelque chose de fragile et d'important. On ne s'en rend souvent pas compte. On la tient pour acquise. Mais la mémoire n'est là que pour un temps. Et elle n'est accessible que si on la partage. Plus on attend, plus elle s'embrouille dans un flot d'événements. Parce que notre mémoire n'est pas biographique, n'est pas chronologique. Elle est impression, traces sur le sable, près des vagues. Je me souviens, un jour, d'avoir tenté de me répéter chaque semaine un souvenir de voyage que je ne voulais pas oublier. C'est le truc que je m'étais donné pour me rappeler les détails. Après une semaine, j'ai oublié de le faire. Aujourd'hui, je ne pourrais même pas vous dire de quel voyage il s'agissait. Les traces qu'on laisse sont périssables. Quand une personne ferme les yeux pour la dernière fois, on ne soupçonne pas tout ce qui meurt avec elle : une époque, un dialecte, une révolution, un poème, un chagrin d'amour... Heureusement ou malheureusement, la mémoire vive n'a pas de disque dur. Je ne crois pas qu'on pourrait saturer la mémoire collective ni la « déliter ». Même si je crois fermement que certains ont le doigt accroché à la touche « effacer ». Mais tout ne dépend pas d'eux. En fait, tout dépend de nous et de ce que nous voulons préserver. Tant que nous nous souvenons, nous avons le dernier mot.
Par une belle journée d'août, j'ai rencontré pour la première fois Lionel Sioui, un cousin de mon père. Il habite à Wendake, dans la même maison qu'a occupée Mononk Jules. A 80 ans, en fauteuil roulant, Lionel m'a livré ses réminiscences entremêlées pendant 45 minutes, ce qui exigeait de lui un effort colossal. J'aurais voulu lui épargner quelques mots difficiles à dire en transférant son disque dur directement dans le mien. Notre brève discussion m'a permis de récolter quelques morceaux du casse-tête imposant que représente la vie de Jules. J'ai de plus en plus la conviction que les gens sont des musées fragiles. Que nous sommes tous, d'une certaine façon, une exposition temporaire sur ce qui s'est réellement passé. Je crois qu'on ne mesure pas l'étendue des pertes quotidiennes que subit l'histoire récente. Tout n'apparaît pas dans les livres ou les journaux. Pour ne pas perdre de grandes traces de ce que nous sommes, il faut s'intéresser aux gens. Rassembler les récits décousus, entremêlés, fusionnés, c'est un travail d'enquête minutieux, mais combien essentiel. Pour ne pas que l'Histoire devienne un musée de propagande. Ma tante Eliane, ma marraine, la sœur de mon père, est une gardienne de la mémoire. Elle a toujours conservé les traces du passé liées à l'empreinte familiale. Ma tante Eliane est atteinte de la maladie d'Alzheimer. C'est une ironie de la vie (que je ne trouve pas drôle du tout) qu'une personne puisse préserver la mémoire des uns et des autres et perdre la sienne tout à la fois. Je n'ai pas pu récolter ses souvenirs : les traces de ce qu'elle sait se sont évanouies quelque part entre hier et aujourd'hui. Elle qui vit maintenant autant hier qu'aujourd'hui. Les gens sont des musées fragiles. Il faut donc aller à leur rencontre avant que leur corps s'effrite, que les fondations vacillent, que les vapeurs temporelles rendent flous les contours de l'Histoire. LAISSER SA TRACE Je me suis longtemps questionné sur les traces que j'allais laisser. En vieillissant, je peux dire que je m'en sacre totalement. Ça sera jamais toi qui vas décider quelle trace tangible ou intangible tu vas laisser. Ce sont les autres. Les autres ont le droit de vie ou de mort sur l'empreinte de tes efforts à marquer leur conscience. Tu peux travailler fort à ce qu'on se souvienne de toi, mais c'est pas toi qui vas décider si ton nom va apparaître dans le dictionnaire. Tu peux toujours aller écrire ton récit sur Wikipédia si tu veux, mais ça n'aura rien à voir avec la véritable mémoire, qui consiste à frapper si fort les esprits que même une armée d'effaces n'arriverait pas à atténuer ta trace. Mononk Jules est de ceux-là. De ceux qui devraient voir leur nom briller dans nos livres d'Histoire, de ceux que certains ont essayé d'en effacer la moindre trace. Mais ils n'y arriveront pas. Pas tant qu'ils ne réussiront pas à me faire taire. Je me suis dit que j'allais la raconter, son histoire, jusqu'à plus soif, jusqu'à ce que, je sais pas moi, on ait une date qui porte son nom dans le calendrier. Je manque pas d'enthousiasme, croyer-moi. J'espère
que cette histoire va se graver en vous et que vous
répéterez son
nom et ses hauts faits. Parce que perdre la trace de Jules,
ce serait
trop injuste. Et je sais que vous détestez l'injustice
autant que
moi..."
Jocelyn SIOUI - MONONK
JULES Spectacle en entier (1h14) :
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