Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°855 (2023-04)
mardi
24 janvier 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Moineau domestique femelle Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 décembre 2022 Moineau domestique mâle Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 décembre 2022 Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 décembre 2022 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 4 décembre 2022
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 4 décembre 2022
<image recadrée>
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 11 décembre 2022
Moineau mâle et étourneau Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 11 décembre 2022
Moineau femelle et étourneau Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 11 décembre 2022 <image recadrée> GaboCourvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 11 décembre 2022
Au coucher du
soleil...
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 18 décembre 2022
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"C'est la nuit je regarde l'enfant qui dort. Un tout petit enfant, il ne sait rien du monde, il ne sait rien faire. Un enfant ce n'est pas fait pour la vie, cette vie-là, je veux dire qui est immense et brutale devant lui devant nous. La vie qui. L'enfant a les cheveux blonds presque blancs, les mêmes que sa mère, ébouriffés par le sommeil. S'il avait les yeux ouverts, ces yeux d'un éclat bleuté transparent, je penserais encore une fois à mon père son grand-père qui avait lui aussi ce regard-là avec ce ciel à l'intérieur, une ondulation comme les grands lacs de montagne. Mais l'enfant dort et ses paupières sont baissées. Il a des petits yeux et je me dis vraiment tout est petit en lui. Ça grandira, bien sûr. Pour l'instant le bleu de ses yeux ressemble à une tache de myrtille sauvage, celles qui couvrent les sous-bois au début de l'été et que je rapporte à Ava pour qu'elle les mette en bocaux. L'existence d'Ava, ce n'est pas compliqué c'est le gosse et la nourriture. La nourriture c'est ce qui fait que tu ne vas pas crever l'hiver dans les montagnes lorsque même le gibier le plus sauvage se planque à cause du froid. Les seules bestioles qui sortent elles sont blanches comme la neige, c'est difficile de les repérer et quand tu les vois elles t'ont déjà calculé ; le temps d'épauler elles ont disparu. Alors chez nous il vaut mieux avoir des réserves et pas qu'un peu, et le vieux Henry qui a l'avion, celui qui habite à trois quatre heures de marche à l'est, le vieux il a dit la première année il a fini par bouffer des racines pour le passer ce foutu hiver. Après il savait. Moi j'ai de la chance, je suis un bon chasseur un très bon même, c'est ce qu'ils disent tous ici mais quand c'est l'hiver c'est l'hiver. Quand la viande dort elle dort. Alors l'été l'automne je crapahute dans la montagne là où les cerfs et les lièvres et toutes les bêtes vont et je ramène ce que je peux, les peaux ou les fourrures parce que je les vends et qu'avec l'argent j'achète ce qu'il faut pour Ava et pour le môme, les provisions pour tenir la mauvaise saison celle qui dure quatre mois. Ce n'est pas que je reste à rien faire de ma peau ces quatre mois-là, sûrement pas et puis ça me rendrait fou d'être à la maison et de na pas bouger ; non, l'hiver j'en profite pour réparer le toit ou une porte ou un auvent, il y a toujours mille petites corvées qui attendent. Les enclos aussi je les bricole. C'est important les enclos, pas tellement celui des poules encore que, mais celui des chevaux parce que les chevaux c'est toute ma vie. Si je ne les avait pas mes deux gros je pourrais boucler ma valise et filer de cet endroit car ici sans chevaux c'est comme sans arme on ne tient pas longtemps. Leur enclos j'y ai mis une batterie solaire à cause de toutes les saloperies de prédateurs qui viendraient me les écorcher la nuit et ça les protège, c'est pareil pour les chèvres même si les chèvres Ava les rentre dans la bergerie le soir elle préfère. C'est vrai qu'un cheval ça se défendrait le temps que j'arrive, une chèvre je ne suis pas sûr, ce n'est pas une vie pour les chèvres non plus et à vrai dire ici c'est une vie pour pas grand monde. Il y a quelques années de ça des jeunes sont venus s'installer dans le coin, c'était deux ou trois couples, des rêveurs, des écolos, des branleurs quoi. Ils sont venus sans rien avec juste leur bite et leur couteau, ça faisait rire Henry de les voir construire leurs tipis à la con et bêcher leurs petits potagers qui ont pris le gel en pleine gueule à la mi-août parce que ça arrive qu'à la mi-août il gèle déjà oui. Voilà qu'ils n'avaient pas de chevaux et pas d'armes à feu, ils n'étaient pas sauvages ils disaient et ils disaient par rapport à nous, et ça me donne le sourire d'y penser, il faut en profiter le sourire je ne vais pas en avoir de trop ces temps-ci je crois bien. Du coup les jeunes se sont retrouvés en septembre sous la neige avec leurs garde-manger à moitié vides, sans moyen de les remplir et sans moyen de transport non plus vu que la motoneige qu'ils avaient prévue ne passait pas dans le quart des chemins et qu'ils étaient à pied. De toute façon on a rarement vu une motoneige gagner sur un lapin et il y a fort à parier qu'à la course avec leur couteau de ville, les gars auraient eu du mal à le baiser le lapin. Enfin ils n'étaient pas prêts, ils avaient lu des livres et regardé des films et ils s'étaient dit que ce serait formidable de vivre en pleine nature dans un coin perdu comme celui-là mais ils avaient sous-estimé plein de choses et notamment le fait que la nature n'était pas forcément heureuse de les voir arriver – ou du moins qu'elle ne ferait pas lourd pour les aider. Bref ils avaient oublié que la nature c'est marche ou crève, ce n'est pas le soleil les petits oiseaux et des gens mignons autour. Il faut le savoir quand on vient ici sinon ça cogne la tête un jour pas loin. Les jeunes sont partis au milieu de l'hiver c'est Henry qui les a reconduits à la ville en quelques tours d'avion, une semaine où il faisait beau. Ils ont dit qu'ils avaient compris, qu'ils allaient se préparer cette fois, qu'ils reviendraient à la fin du printemps gonflés à bloc ils ne sont jamais revenus. Leur camp est abandonné depuis des années, peut-être sept ou huit et les ours ont tout saccagé à l'extérieur et griffé les portes et les fenêtres des cabanes pour essayer d'entrer. Les tipis je n'en parle pas, les tipis on ne voit même plus qu'ils ont existé. A l'intérieur des cabanes ça ne doit pas être mieux, des maisons pas entretenues pas chauffées ça ne dure pas mais ce ne sont pas mes affaires, moi des affaires j'en ai suffisamment pour m'occuper et me noyer la tête. C'est
Ava qui a eu un drôle de regard quand les jeunes ont
décampé,
comme si elle les avait enviés ou quelque chose de cet
ordre. Je ne
crois pas qu'elle était triste de les voir quitter la région
on ne
se connaissait pas trop ça n'était pas ça, c'était vraiment
l'idée qu'elle s'en faisait. Je me souviens qu'à cette
époque je
me suis demandé si elle l'aimait cette vie, elle ne l'avait
pas trop
choisie, c'est moi qu'elle avait choisi et elle ne
s'attendait pas
vraiment à ce qu'il y avait en dessous même si je l'avais
prévenue.
Je lui avais dit que je vivais comme une bête au milieu de
la
montagne et ça l'avait fait rire elle croyait que je
plaisantais.
C'était un jour où j'étais à la ville pour ravitailler
Henry, il
me fallait un paquet de bidons d'essence pour le groupe
électrogène
et mes machines. Henry m'emmenait quatre fois par an et
d'autres fois
quand il était seul et qu'il avait de la place il m'en
rapportait
par-ci par-là, ça ou des provisions. On avait décider de
manger un
morceau avant de retourner l'après-midi, je voulais revenir
le soir
je n'aimais pas laisser ma cabane sans personne. Ava c'était
juste
une fille qui était là, elle déjeunait avec une amie dans le
même
boui-boui et on a commencé à parler. Elle était étudiante et
comme il y a des vacances tout le temps quand on est
étudiant elle
se baladait un peu partout dans le pays. Elle ne savait pas
trop quoi
faire de sa vie, c'est drôle parce que j'avais vingt-deux
ans et
pour moi ça avait toujours été clair, je voulais vivre au
milieu
de nulle part et chasser et vendre mes peaux et voir le
soleil se
lever chaque matin sur la montagne, j'étais là-bas depuis
deux ans.
Ava ça lui a tellement plu ce que je lui racontais qu'elle
est
rentrée avec nous, on s'est serrés dans l'avion. Henry
n'était pas
trop content pour des raisons de sécurité enfin il a fini
par dire
oui mais j'ai bien vu qu'il faisait la gueule. Il n'a pas
moufté du
trajet et j'ai montré tous les paysages à Ava depuis le haut
où on
se trouvait..."
Sandrine COLLETTE - On
était des loups
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