Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°854 (2023-03)
mardi
17 janvier 2023
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Pie Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 13 novembre 2022 Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 13 novembre 2022
Pie Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 13 novembre 2022 <image recadrée>
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Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margotdimanche 13 novembre 2022 Dans l'ombre Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 décembre 2022
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Dans la neige Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 3 décembre 2022
Avec un bec... croisé ! Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 11 décembre 2022
Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margot |
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mardi 31
mars 2015 |
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mardi 20
juillet 2021 |
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mardi 30
novembre 2021 |
"Le solitaire du grand lac des Esclaves D'aussi loin que je me souvienne, j'ai été fasciné par l'idée de me retirer du monde. Enfant, adolescent, j'ai rêvé de devenir ermite, dans une cabane en bois rond, au bord d'un grand lac mystérieux. Mon imagination s'enfonçait dans les bois sauvages, dans les grandes forêts duNord. Obsédée, elle se perdait dans le bois qui était un temple, le miroir inversé de la société. J'étais jeune et le monde sauvage existait encore. Il était alors facile de penser le paradoxe : être regroupés en un lieu précis, un village, le quartier d'une ville, ou être éparpillés dans l'espace infini d'un territoire aussi vaste que sacré. Ce cycle a fasciné l'anthropologue Marcel Mauss, qui étudiait le monde traditionnel des Inuits. Il aurait pu le faire de la même manière pour les nomades algonquiens. Dispersés l'hiver, regroupés l'été, les familles nomades existaient dans les grands espaces. Elles étaient marquées au fer de l'immensité. Et cet espace, ce n'était rien d'autre que la liberté, cette fameuse liberté qui entre dans la psyché des gens et qui donne accès à une intense spiritualité. On entre ici dans le monde des esprits, dans la maison des grands esprits. Quand le cow-boy traverse des déserts, il est seul pendant des mois avec sa carabine et son cheval. Loin du monde, il s'enfonce dans ses pensées, il se recueille en lui-même ; à la fin, il ne parle plus. Disons que le cavalier solitaire n'a pas beaucoup de jasette. Parfois, il entre dans un village perdu, il entre au saloon, mais cette pause est passagère. Son cheval attend à la porte. Il n'est même pas dételé. Car le cow-boy, ce personnage mythique, n'existe que dans les grandes plaines de notre imagination. C'est le fantôme de la liberté. Des années et des années ont passé, je suis finalement devenu cet ermite dont je rêvais tant quand j'étais jeune, alors que j'étais flambant neuf et sans égratignures. Après un long détour, le temps d'une vie encombrée, pleine d'images, pleine de peines, de souvenirs empilés jusqu'à ras bord dans le grenier de ma mémoire, pour avoir trop aimé, trop voulu, trop perdu, voilà que je me retrouve seul, comme dans une cellule monastique. C'est la vie qui veut cela, et, curieusement, c'est la pandémie qui le confirme. Vieillir est un mot qui signifie « s'éloigner ». Prendre le temps, c'est aussi prendre l'espace. Et cette fameuse distanciation sociale n'est rien d'autre finalement qu'un principe naturel. Plus nous sommes absents aux autres, plus nous sommes présents à nous-mêmes. Eloignez-vous les uns des autres. Mettez de la distance entre vous et les autres, l'heure n'est plus aux câlins, finis les « collés-collés », les poignées de main, les chaleureuses embrassades ! Nous pouvons de moins en moins aller, vers l'autre, le recevoir et l'accueillir, nous sommes plutôt dans un élan contraire : gardons nos distances, minimum deux mètres, comme le cow-boy dans le saloon. Cela n'est pas sans conséquence. Car cet exercice de prévention est en réalité un éclatement, une explosion, une sorte de mystérieux big bang. Nous formions un noyau, une société, une famille, un cercle, mais à présent nous nous éparpillons en des millions de bulles inquiètes. Ce sont les premiers pas du désamour. L'espace entre nous s'agrandit. En cela, notre monde rejoint le principe de l'univers, expansion et refroidissement. Car l'espace, c'est bel et bien du vide, et dans ce vide, il ne fait pas chaud. Cela rejoint le trappeur solitaire qui passe son hiver sur les rives inconnues du grand lac des Esclaves. Oui, je rentre à présent dans ma cabane en bois-rond. Pour panser mes plaies, pour penser tout court, pour chauffer le poêle. Pour passer l'hiver.
Le silence de la chouette ou Le monde n'est pas palpable. Chacun a sa petite idée sur la marche du monde. Lorsque ces petites idées trouvent une voie royale pour se faire entendre – je parle d'Internet-, cela donne une cacophonie de première. C'est bien cela, les réseaux sociaux. Penchés sur leur clavier, les humains deviennent comme des étourneaux qui caquettent sur un fil. Ils s'excitent les uns les autres, ils picossent sans savoir, il suffit que l'un s'envole pour que tous les autres le suivent, tournoyant dans le ciel en formant un nuage intimidant, exécutant la danse des oiseaux noirs, jusqu'à ce que l'étourneau influenceur revienne se poser sur le fil, suivi de tous les autres qui se remettent à caqueter sur un autre sujet. Concert de clics : cette bande malfaisante ne chante pas, elle crie. La journée se passe ainsi sans que rien ne se règle, mais, entre le soleil du matin et le soleil du soir, il s'en est dit, des couacs et des couics. Tout ce bruit n'est pas innocent, il vise à enterrer le chant du cardinal, à intimider le grand corbeau, à silencer la chouette. Mais cette dernière a déjà compris, elle se tait sur sa branche, les deux yeux grands ouverts. Elle n'en pense pas moins. Claude Levi-Strauss a vécu cent ans sur terre. Il a accompli une tâche considérable en matière d'anthropologie : études des mythologies autochtones d'Amérique du Nord et d'Amérique du Sud, structure élémentaire de la parenté, diversité des visions du monde, diversité des langues, fondements culturels du racisme dans l'histoire. Il a laissé derrière lui des livres importants, une œuvre, quelques chefs-d'oeuvre comme Tristes tropiques, L'Homme nu et La Pensée sauvage. Rien que le titre de ce dernier livre lui vaudrait aujourd'hui des réprimandes sur Internet : cela ne se dit plus, le sauvage. L'expression est bannie du lexique, elle est enfermée dans l'entrepôt des confiscations de la bien-pensance. Et puis, cela n'est rien encore, Lévi-Strauss est un homme blanc, grand appropriateur culturel, un sombre personnage, en somme, dont l'oeuvre devrait être mise à l'index. Heureusement, il n'a pas connu l'ère des réseaux sociaux. On l'aurait banni de la cité. Devenu vieux, il s'est fait demander par des chercheurs ce qu'il aurait voulu faire parmi tout ce qu'il n'avait pas réussi à faire. Lévi-Strauss a répondu qu'il aurait aimé, une fois dans sa vie, parler d'égal à égal avec les animaux. Engager un dialogue avec le jaguar ou le tamanoir, avec le corbeau ou le loup, quel beau rêve, quel magnifique projet ! Cela nous dispense des fastidieux dialogues humains. D'ailleurs, dans sa longue vie d'intellectuel, Claude Lévi-Strauss a fait l'objet de remarques négatives de la part d'un Jean-Paul Sartre agacé par cet anthropologue qui lui faisait de l'ombre au sommet du palmarès des grands penseurs français. Lévi-Strauss n'a jamais répondu à ces attaques, il n'a jamais mentionné le nom de Sartre dans ses écrits. Il l'a totalement ignoré. Autrement dit, il a refusé un dialogue mal engagé, un dialogue où l'une des parties respirait la mauvaise foi. Après tout, la gauche sartrienne a sanctionné la pensée, toute la pensée pendant une génération. Sartre fut, pendant vingt-cinq ans, l'étourneau influenceur des grands boulevards de Paris. L'excité du bocal, disait Jean Genet. Imaginez la police sartrienne sur Twitter. Lorsque l'humain devient
vieux, il ne désire plus parler aux humains. Les dialogues
de sourds ne l'intéresse plus. Les vieux préfèrent le
silence, ils dialoguent avec les chats, les chiens, les
perruches, ou même avec une mouffette de compagnie. Tout
sauf un humain. Il y a plus de sens dans l'oeil d'un chat
tranquille que dans l'enfer criard des perroquets du Net. Je
me vois dans ma chambre, dans ma chaise de lecture,
terminant un ouvrage savant sur l'histoire véritable de la
Louisiane, avec, tout près de ma lampe, une chouette lapone
sur son perchoir, confidente tranquille, oiseau philosophe
qui me rappelle la pénombre d'un vieux grenier, le souvenir
d'une vieille grange, le secret d'un vieux clocher, le
silence d'un sous-bois, bref, la réminiscence d'une pensée
profonde... ce qui est le contraire d'une petite idée..."
Serge BOUCHARD - La
Prière de l'Epinette noire
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