Un petit texte :
"Ce grondement inquiet qui me parvenait à travers
l'averse n'était pas dans ma tête. Il monte droit de
sous mon balcon. Je n'ai pas encore de pinces mais
je commence à avoir des antennes. Je sens dans mes
os que la termitière dont les expéditions empruntent
si souvent mes murs et mon plancher est en train de
faire sauter le mauvais ciment de la cour et va
mettre une forteresse plusieurs fois centenaire en
péril pour lâcher son vol nuptial. Ici comme
partout, les élans du coeur ne vont pas sans danger.
La nuit est maintenant faite, la pluie a cessé, la
terre est ameublie, on peut risquer l'opération. Les
fourmis qui l'ont su avant moi préparent fébrilement
une descente sur les brèches qui viennent d'être
ouvertes. Elles ne sont pas seules ; dans un
périmètre qui dépasse bien l'auberge, mâchoires,
museaux, dards, moustaches, mandibules vibrent ou
claquent de convoitise. Scolopendres, engoulevents,
araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde
d'assassins que je commence à connaître est
littéralement sur les dents. Suis descendu voir
cette hécatombe, une lanterne sourde à la main. Par
les fissures du béton éclaté les termites volants
montaient du sol en rangs serrés pour leurs
épousailles, les ailes collés au corps, leur
corselet neuf astiqué comme les perles noires du
bazar. Puceaux et pucelles choyés des années durant
dans l'obscurité, dans une sécurité absolue dont
notre précaire existence n'offre aucun exemple,
ignorant tout de la société de malfrats, goinfres et
coupe-jarrets réunie pour les accueillir à leur
premier bal. Ils s'ébrouaient au bord des failles et
prenaient leur essor dans une nuée fuligineuse et
bourdonnante qui brouillait les étoiles. Bref
enchantement. Après quelques minutes d'ivresse, ils
s'abattaient en pluie légère, perdaient leurs ailes,
cherchaient une fissure où disparaître avec leur
conjoint. Pour ceux qui retombaient dans la cour,
aucune chance d'échapper aux patrouilles de fourmis
rousses qui tenaient tout le terrain. Fantassins
frénétiques de sept-huit millimètres encadrant des
soldats cuirassés de la taille d'une fève qui
faisaient moisson de ces fiancés sans défense et
s'éloignaient en stridulant, brandissant dans leurs
pinces un fagot de victimes mortes ou mutilées.
D'autres de ces machines de guerres guidées par leur
piétaille cherchaient à envahir la forteresse par
les brèches que les soldats termites défendaient au
coude à coude. J'avais souvent vu sur mon mur ces
étranges conscrits - produits d'une songerie
millénaire des termites supérieurs - dans des
travaux de simple police (escorter une colonne
d'ouvriers, menacer un étourdi) avec leur dégaine
hallucinante : ventre mou, plastron blindé et cette
énorme tête en forme d'ampoule qui expédie sur
l'adversaire une goutte d'un liquide poisseux et
corrosif. De profil ce sont de minuscules chevaliers
en armure de tournoi, visière baissée. Et un culot
d'enfer. A quelques centimètre de la faille les
assaillants recevaient décharges sur décharges et
tombaient bientôt sur le côté, pédalant éperdument
des pattes jusqu'à ce que leurs articulations soient
entièrement bloquées par les déchets qui venaient
s'y coller. Les défenseurs tenaillés ou enlevés
étaient aussitôt remplacés au créneau. Ici et là, un
risque-tout quittait sa tranchée et sautait dans la
mêlée pour mieux ajuster sa salve avant d'être
taillé en pièces. D'un côté comme de l'autre ni
fuyard ni poltron, seulement des morts et des
survivants tellement pressés d'en découdre qu'ils en
oubliaient le feu de ma lanterne et de mordre mes
gigantesques pieds nus. Si nous mettions tant de
coeur à nos affaires elles aboutiraient plus
souvent. Sifflements, chocs, cris de guerre,
d'agonie, de dépit, cymbales de chitine. Certains
coups de cisailles s'entendaient à deux mètres. La
rumeur qui montait de ce carnage rappelait celle
d'un feu de sarments. Avant l'aube, les fourmis ont
commencé à faire retraite et les ouvriers-termites à
boucher les brèches sous les soldats qui
protégeaient leur travail. murés dehors, ils vont
terminer leur vie de soudards aveugles aux mains du
soleil et de quelques ennemis. A ce prix, la
termitière a gagné son pari. Les rôdeurs et les
intrus qui ont pu pénétrer sont déjà occis, dépecés,
réduits en farine pour les jours de disette. Dans la
cellule faite du ciment le plus dur où elle vit
prisonnière, l'énorme reine connaît la nouvelle. Un
des Suisses de sa garde est venu lui dire d'antenne
à antenne, en hochant comiquement sa grosse tête,
que "Malbrouk était revenu". C'est l'heure
du Te Deum souterrain. Celle aussi de
faire dans la sécurité retrouvée le compte des
pertes qui sont effroyables. Et de repourvoir
exactement - soldats, ouvriers, termites sexués -
les effectifs décimés. Par des manipulations
génétiques auxquelles il semble, bien heureusement,
que nous ne comprenions rien. Personne en tout cas,
dans ces catacombes d'argile, ne choisit son destin.
Ai-je vraiment choisi le mien? Est-ce de mon propre
gré que je suis resté là des heures durant,
accroupi, hors d'échelle, à regarder ces massacres
en y cherchant un signe?
Le premier soleil m'a réveillé en me chauffant une
joue. Je m'étais endormi par terre à côté du falot
qui brûlait toujours en sifflant. J'avais les yeux
au ras du sol. Autour de moi, la cour était couverte
d'une poussière d'ailes argentées, de carapaces
vides, de pattes et de têtes sectionnées, de
cuirasses éclatées. Quelques grandes fourmis
engluées bougeaient encore faiblement. Les
cancrelats, voireux et matinaux, étaient déjà au
travail dans ce cimetière. Je me demandais si ce
jour de désastre porterait même un nom dans les
chroniques de mes microscopiques et mystérieux
compagnons. Et s'il en aurait un dans la mienne."
Nicolas Bouvier - Le
Poisson-scorpion