Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°844 (2022-44)
mardi
8 novembre 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Toile Courvières (Haut-Doubs) vendredi 7 octobre 2022 vendredi 7 octobre 2022 Lotier sp. Courvières (Haut-Doubs) vendredi 7 octobre 2022 Campanule Courvières (Haut-Doubs) vendredi 7 octobre 2022 Génisses Courvières (Haut-Doubs) vendredi 7 octobre 2022 Arantèle Courvières (Haut-Doubs) vendredi 7 octobre 2022
Courvières (Haut-Doubs) vendredi 7 octobre 2022 Alchémille Courvières (Haut-Doubs) vendredi 7 octobre 2022 Cirse acaule Courvières (Haut-Doubs) vendredi 7 octobre 2022
Chemin en forêt
Araignée
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"« Journal de Pavlina Radovic (traduit du slovaque) Avril 1976 Deux
jours,
nous avons mis deux jours pour franchir les mille
trois cents kilomètres qui nous séparaient de notre
nouveau domicile. Dragan avait espéré boucler le
parcours en moins de vingt-quatre heures, le temps
qu’il lui avait fallu les fois précédentes pour
atteindre sa destination. C’était sans compter la
remorque et les chiens. Pendant ces deux jours de
route, les bêtes n’ont pas cessé d’aboyer et de
grogner d’excitation, les babines écumantes de rage,
comme pressées d’en découdre avec un ennemi invisible.
Nous avons traversé plusieurs pays, franchi des
fleuves larges comme deux autoroutes, longé des villes
immenses, des champs infinis, des collines couvertes
de vignobles, des plaines verdoyantes parsemées de
villages au nom imprononçable. À mi-parcours, l’un des
pneus de la remorque a éclaté et nous avons failli
verser dans le fossé. Je frissonne encore à l’idée que
notre aventure aurait pu s’achever au milieu de nulle
part dans un bas-côté rempli d’eau croupissante,
coincés entre le rêve vers lequel nous roulions et la
vie que nous venions de laisser dans notre dos. L’idée
d’échouer si près du but, de devoir rebrousser chemin
pour retourner au pays me faisait horreur. Retrouver
cette vie étroite dans laquelle je me trouvais
confinée, à barboter tel un poisson dans une mare
devenue trop petite, m’aurait été insupportable. Avant
de changer la roue, Dragan a dû calmer les chiens qui
hurlaient à la mort. Plus loin, le voyant de
surchauffe moteur nous a contraints à un nouvel arrêt
sur la première aire venue pour remettre du liquide de
refroidissement. Les passages en douane nous ont
beaucoup ralentis. Un temps précieux perdu pour des
douaniers méticuleux, qui ont épluché un à un les
carnets de vaccination des quatre malamutes et
contrôlé leurs tatouages. Et à chaque fois
l’obligation pour moi d’apaiser Dragan, de le
raisonner, de lui dire que tout cela n’était rien, que
l’arrivée à la maison, notre maison, n’en serait que
plus belle. De la ferme, je ne connaissais que les
rares photos qu’il m’en avait montrées. Plus que les
clichés, c’est son enthousiasme contagieux qui m’a
convertie à son projet. Ça et le besoin irrépressible
d’aller respirer un autre air, de partir avant de me
retrouver définitivement prisonnière de l’usine qui
emploie tout le village, à mouler à longueur de jour
des pièces comme mon père et mes frères, à respirer
dans la fournaise et le fracas des presses ces
horribles émanations de caoutchouc et d’huile chaude
qui empuantissent l’atmosphère et que la plupart
d’entre nous finissent par ne même plus sentir. Le
jour où tu ne les sens plus, m’a dit une fois une
collègue à la pause déjeuner, c’est qu’il est trop
tard, que ton corps et ton esprit appartiennent
totalement à l’usine. Depuis plus de quinze ans que
j’y bosse, l’opératrice de fabrication que je suis ne
manque jamais de vérifier chaque matin à son arrivée
que son nez parvient encore à percevoir la puanteur.
Toutes ces années passées à attendre Dragan, je me
suis raccrochée à cette puanteur comme on se raccroche
à une douleur qui nous rappelle qu’on est toujours
vivant, que la mort n’a pas gagné, pas encore. Le
mariage, les papiers, tout est allé si vite. Pour
l’argent, je n’ai jamais vraiment su d’où il venait et
je préfère ne pas savoir. Je n’ai pas posé de
questions. Trop peur des réponses. L’argent n’a jamais
été un problème pour Dragan, ni avant ni après la
légion. Parti à vingt-deux ans pour s’engager, il est
revenu à trente-six comme s’il était parti la veille,
avec, glissé dans son portefeuille, son Sésame pour la
France, une carte de résident que les quatorze années
passées sous le béret vert lui avaient accordée. Un
beau matin, il était là, devant la maison, à piétiner
sur le trottoir, fumant cigarette sur cigarette en
attendant de trouver le courage d’aller demander ma
main au vieux. Il a connu des guerres, je le sais.
L’Algérie, le Tchad et bien d’autres encore, toutes
plus sanglantes les unes que les autres. Comme pour
l’argent, je n’ai pas posé de questions sur ce trou de
quatorze ans dans lequel il lui arrive de se noyer
parfois. Des absences pendant lesquelles son regard se
fait lointain et son corps s’avachit sur lui-même,
vidé de ses forces. Je n’aime pas ces absences.
Toujours cette crainte au fond de moi qu’un jour il
n’en revienne pas. Depuis notre départ, le sac de
toile ne m’a pas quittée et pèse agréablement sur mes
cuisses. De temps à autre, je sers contre mon ventre
son contenu. Une trentaine de livres qui à eux seuls
constituent toutes mes richesses. Je n’ai pas pu tous
les emporter, il m’a fallu faire des choix, en
abandonner certains pour en sauver d’autres. Des
auteurs russes pour beaucoup. Là où mes amies
passaient leurs maigres économies à s’étourdir
d’alcool et de danses le week-end, jusqu’à
l’abrutissement, j’ai toujours préféré trouver refuge
dans les livres. Eux seuls possèdent ce pouvoir
fantastique de m’arracher, le temps de la lecture, à
la fange dans laquelle je me débats à longueur de
jour. La forêt nous a engloutis à la tombée de la
nuit. Un corridor d’immenses sapins noirs de part et
d’autre du ruban d’asphalte. La route a serpenté sur
plusieurs kilomètres à flanc de montagne. De temps à
autre, une trouée dans la forêt nous laissait
entrevoir en contrebas les lumières de la plaine que
nous venions de quitter. Les virages en lacet ont fini
par me donner la nausée. Le 4X4 a franchi le sommet du
col avant de basculer vers la vallée qui scintillait
comme si la main d’un géant avait semé au pied de la
montagne une multitude de diamants. Lorsque le panneau
d’entrée du village a surgi dans les phares, j’ai crié
de joie malgré mon cœur au bord des lèvres et applaudi
comme une gamine. La Voljoux. J’aime ce nom qui
contient tous nos espoirs. Ça sonne comme bijou,
caillou, chou, genou, hibou, mes premiers mots appris
en français. Je les ai répétés dans la voiture en
chantonnant, bijou, caillou, chou, genou, hibou,
Voljoux, encore et encore, jusqu’à ce que Dragan me
demande d’arrêter. Tu es encore plus excitée que les
bêtes, il a dit en souriant. J’aime lorsqu’il sourit,
son visage s’éclaire de l’intérieur. Après avoir
traversé le village endormi, nous avons gravi le
versant opposé et puis la ferme était là, posée au
milieu du pré, à moins de vingt mètres de la route.
Une masse sombre ramassée sur elle-même, comme écrasée
par son propre toit et qui se découpait sur l’herbe
éclaboussée par l’éclat laiteux de la lune. La clef
serrée dans le creux de ma main avait pris la chaleur
de ma paume. Comme si elle rechignait à s’ouvrir, la
porte a gémi sur ses gonds lorsque Dragan l’a poussée.
L’interrupteur a émis un claquement sec, sans
résultat. Le courant n’avait pas été rétabli malgré la
demande faite auprès de la compagnie d’électricité. Il
a encore actionné le commutateur à deux reprises avant
de cracher un juron. Kurva ! Nous sommes entrés chez
nous tels des voleurs. La ferme s’est révélée à moi
par petites touches à travers le faisceau de la
torche. Le cercle de lumière jaune a glissé sur le
papier peint des murs, rampé sur le carrelage du
couloir, s’est promené sur le formica des meubles de
la cuisine. Ma nausée a redoublé d’intensité lorsque
l’odeur de moisissure et d’humidité emprisonnée
derrière les volets clos s’est engouffrée dans mes
narines. J’ai vomi dans l’évier en pierre un long jet
acide. Le robinet a hoqueté par deux fois avant de
crachoter un filet d’eau glaciale. Je me suis aspergé
le visage et ai bu à même le col de cygne pour
éteindre l’incendie dans le fond de ma gorge. Dragan
s’est occupé des chiens puis s’est effondré sur le
matelas posé sur le sol de la chambre, ivre de
fatigue. Il m’a fallu du temps pour trouver le
sommeil. Il y avait ce mot qui tournoyait dans ma tête
comme une mouche dans un bocal, ce premier mot
prononcé par Dragan dans la maison, un juron qui avait
résonné désagréablement à mes oreilles avant que la
nuit ne l’avale : kurva. Un mot étranger qui n’avait
pas sa place ici..."
Jean-Paul DIDIERLAURENT -
Malamute
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