Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°842 (2022-42)
mardi
25 octobre 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Courvières (Haut-Doubs) dimanche 11 septembre 2022
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 11 septembre 2022
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Chapelle-des-Bois (Haut-Doubs) samedi 17 septembre 2022
Chapelle-des-Bois (Haut-Doubs) samedi 17 septembre 2022 Succise des prés -Succisa pratensis (en bouton, en fleurs... en fruit) Chapelle-des-Bois (Haut-Doubs) samedi 17 septembre 2022
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Linaire commune - Linaria vulgaris Courvières (Haut-Doubs) jeudi 22 septembre 2022 Camomille Courvières (Haut-Doubs) jeudi 22 septembre 2022
Tréfle intermédiaire - Trifolium medium
Courvières (Haut-Doubs) vendredi 23 septembre 2022 [A suivre...]
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"C'est
alors
qu'un homme surgit à l'entrée de la ruelle à cinquante mètre
devant Morel, talonné par trois poursuivants qui lui lancent
des déchets, des pierres et des menaces de mort. Morel
s'arrête pour évaluer la scène. Une pierre rebondit jusqu'à
ses pieds. Il n'est par recommandé de circuler la nuit dans
les ruelles, mais Jean-Claude Morel n'a jamais provoqué rien
de fâcheux lors de ses promenades ni n'a été victime de quoi
que ce soit. Il a été témoin de plusieurs scènes de ménage
qu’on ne prenait pas la peine de camoufler en fermant les
fenêtres, et d’une intense copulation qu’il a épiée des
premiers frenchs aux derniers spasmes, caché derrière un
réservoir d’huile éventré au coin d’un hangar, excité au
point d’en déchirer ses coutures. Mais la majorité des
promeneurs qu’il aperçoit s’en remettent à la sagesse
populaire et déguerpissent dans l’ombre. Les autres passent,
comme lui, le visage caché sous leur casquette. Il se glisse
tous les soirs par un trou dans une clôture sur la rue De
Montigny, s’adosse à un mur de planches pour fumer deux ou
trois cigarettes, suit ses pistes habituelles entre les
bicoques et les niques à feu, puis regagne l’appartement
familial dans une cour quelque part en arrière, parmi les
spectres du Pieddu-Courant et les vapeurs des shops qui
s’enroulent autour de l’immense et perpétuel squelette
vert-degris du pont. À dix-huit ans, Jean-Claude ne s’est
encore jamais battu, un exploit pour un gars du Faubourg à
m’lasse. Il a jusque-là pratiqué l’art de l’esquive, parfois
par ruse, parfois par lâcheté, et chaque fois que ç’a
chauffé, un imprévu lui a permis de s’enfuir. Mais quand
Albert Morissette file à côté de lui, du sang coulant du
cuir chevelu, le col déchiré, ses yeux de rat ouverts grands
comme ceux d’un crapaud, Morel sent qu’il doit l’aider à se
défendre contre les trois qui le rattraperont d’ici quelques
enjambées. Morel a passé ses sixième et septième années
assis à gauche de Morissette, et une amitié imposée par
l’ordre alphabétique s’était nouée entre eux. Ils avaient
abandonné l’école à la fin de la septième, l’alphabet avait
perdu beaucoup d’importance, et ils ne s’étaient plus
croisés jusqu’à cette nuit du mois d’août 1951, où
Morissette sprinte, semble-t-il, pour sa vie. Albert et ses
poursuivants dépassent Morel sans le voir. Albert trébuche,
se râpe la face dans la gravelle, et avant qu’il ne puisse
tenter de s’appuyer sur ses mains pour se relever, le
premier des trois lui saute à pieds joints sur le dos,
bascule par-devant et s’étale au sol à son tour. Les deux
autres rejoignent Albert et lui bottent l’abdomen et le dos
en gueulant «hostie que tu vas y goûter» et « mon crisse de
trou-de-cul ». Le premier s’est reviré entre-temps et bondit
mains ouvertes, doigts tordus, empoigne les cheveux d’Albert
et lui frappe la tête au sol. Morel s’avance vers
l’assaillant le plus proche, lui lance une baffe au hasard
et le repousse en criant «Albert debout c’est Jean-Claude».
Un droit au thorax suffit à mettre Morel hors combat. Retenu
par une clé de bras, il assiste immobile, la respiration
entravée par une douleur aiguë aux côtes, à une raclée
brutale qui laissera Morissette dans le coma durant des mois
et, à son réveil, nettement plus idiot qu’il ne l’était
déjà. Les trois partent après avoir chacun leur tour giflé
Morel à l’occiput. La honte qui le taraude de ne pas avoir
été à la hauteur de sa vieille amitié se muera en spasmes à
l’estomac quand il apprendra, une semaine plus tard, que les
gars sont des frères et que Morissette a été surpris en
train d’agresser leur plus jeune sœur, jugeant l’avoir
fréquentée assez longtemps pour lui réclamer plus qu’elle ne
voulait donner. Assis chez lui dans le fauteuil défoncé,
épuisé d’avoir vomi avec souffrance, Morel se dit que sa
côte craquée est une juste punition pour avoir fait
confiance à ses souvenirs, et qu’il devra dorénavant s’en
méfier. Pourtant le souvenir de la correction d’Albert le
suivra jusqu’à sa mort, ressurgissant en des moments
inappropriés et sans que rien justifie de telles images de
violence. Il se verra d’innombrables fois sauter à pieds
joints sur le dos de gens couchés à plat ventre, un enfant
cherchant sa balle sous une voiture, une fille allongée au
parc, un concierge sur un balcon peinturant une rambarde,
même sa femme endormie dans leur lit, la moitié du corps
désabriée, et à la fin de sa vie, la confusion sénile lui
fera croire que ce désir de piétiner les corps lui était
apparu avant cette bataille de ruelle, et qu’il avait eu
envie de fouler son père aux pieds en 48 quand il l’avait
découvert en pleine nuit effondré dans la cuisine. Sans
doute le paternel avait-il défailli en revenant des
bécosses, parce que la porte donnant sur la cour était
entrouverte, et que son unique main tenait encore sa
braguette mal refermée. Jean-Claude avait préféré attendre
avant de réveiller sa mère et de déclencher la commotion qui
étourdirait la famille pour les mois à venir. C’était la
première fois où il avait la chance d’être seul avec son
père, et il avait cru devoir en profiter, car c’étaient
aussi, à quinze ans, les dernières minutes de son enfance.
Sa sœur aînée Ginette, mariée et mère, habitait juste à
l’ouest du pont, la cadette Marie-Thérèse, fiancée mais
toujours à la maison, cousait du retour de l’école au
coucher, son frère Gaëtan livrait à vélo chez Gus. Le tour
de Jean-Claude venait de se mettre au travail. Il avait pris
la pinte de lait dans l’armoire à glace, s’était calé au
creux du fauteuil défoncé et avait regardé longuement le
cadavre de son père en sirotant le lait à même la bouteille.
Le père était énorme. Sa face bouffie n’était pas tendue par
la mort, seulement affaissée, sans émotion. Il devait avoir
expiré d’un coup sans souffrir, étonné de la soudaine
tension dans sa poitrine et des feux colorés fourmillant
devant lui avant que les lumières ne s’éteignent. Son
embonpoint le faisait pencher du côté de son bras manquant,
si bien que Jean-Claude ne voyait pas la manche vide de sa
chemise. Sans savoir qu’il était manchot, on aurait pu
croire qu’il était mort le bras coincé dans un trou du
plancher, et jusqu’à ce que Jean-Claude quitte l’appartement
à ses vingt ans, il éviterait de marcher à cet endroit en
sortant pisser la nuit, de peur de se faire aspirer un pied
dans le vide. La confusion sénile brouillerait un jour la
scène de toutes sortes de manières, faisant de l’obèse un
unijambiste au pantalon replié et épinglé à la fesse, un
cardinal étendu en croix pour sanctifier le plancher de la
cuisine, un porc vautré dans sa soue. Et quand Morel
parlerait de son père à d’autres vieillards, il raconterait
qu’il avait perdu son bras à la guerre, lors d’une mitraille
héroïque ou d’un stupide accident à l’armurerie, alors que
ce n’était pas son père mais son oncle qui avait servi en
France, et que le bras en question avait été sectionné par
l’engrenage d’un tapis roulant de la Dominion Oilcloth and
Co. Le père Morel avait été exempté du service militaire
comme tous les pères de familles nombreuses. Il disait à qui
voulait l’entendre qu’il aurait vraiment aimé leur faire la
passe, aux crisses de Boches, mais personne ne le croyait
car c’était connu qu’il se foutait autant des Boches et de
la France que du Canada, et jamais il ne se serait porté
volontaire, préférant aux périls du front ceux des vapeurs
de colle, de teinture et de plastique brûlé de l’usine de
prélart. Quand la machine lui avait sectionné le bras, sa
femme Rita, pas spécialement patriote, mais aussi pieuse
qu’il le fallait, avait évoqué la possibilité d’une punition
divine. Même licencié par la Dominion Oilcloth avant d’être
sorti de l’hôpital, expulsé avec sa famille de l’appartement
de misère que la compagnie louait à ses employés, et
contraint de s’improviser commis d’épicerie, il avait
préféré sa vie d’amputé à celle de son frère Éphrem, revenu
de France le corps intact, on l’en félicitait, mais l’esprit
criblé par l’obusite. Le fédéral l’avait relogé à
Tétreaultville dans un quartier d’anciens combattants.
Ç’aurait pu être pire. C’était son bras faible. La lumière
du lampadaire entrait dans la cuisine par la fenêtre,
diffusait des gris et des bleus, et projetait comme par
exprès un faisceau beige sur le corps par l’embrasure de la
porte ouverte. La peau semblait encore être de la peau.
C’était le premier cadavre qu’il voyait de si près sans
embaumement, on l’avait gardé à distance des autres, une
grand-mère ou un vieil oncle exposé chez une grande-cousine,
où les chaises étaient disposées en cercle autour d’un vide
que personne n’osait traverser sinon pour aller
s’agenouiller sur le prie-dieu de location, où flottait un
agressif parfum de fleurs qui n’arrivait pas à masquer ce
qu’on ne voulait pas sentir, le faisandage empêché par le
formol. Dans la cuisine, son père effondré n’avait que son
habituelle odeur de sueur mêlée de Cologne. Jean-Claude
s’était étonné de ne ressentir ni tristesse ni peur. Son
père avait été un homme sans éclat, maladroit et un peu
grossier, mais sans malice. Cet homme les avait aimés
sincèrement, sans jamais le déclarer, alors que leur mère
leur répétait chaque jour qu’il fallait qu’elle les aime en
calvasse pour tout endurer ça. Jean-Claude aimait aussi sa
famille, sans effusion, comme il se surprendrait un jour à
aimer ses propres enfants, d’un sentiment entier, permanent,
dont l’origine ne peut être retracée. C’était ainsi. Tant
mieux. Et tant pis. Impossible de savoir s’il aurait été
plus heureux sans eux. Le chat s’était coulé par la porte
entrouverte et, après une hésitation, approché du corps. Il
l’avait reniflé, s’était détourné pour sauter sur la dépense
et s’asseoir, la tête enfoncée dans les épaules. Les trois
tenaient la pose, Jean-Claude en pensant au bras de son
père, à ce que ce morceau d’être humain était devenu après
l’accident. Avait-il été coupé net, ou s’était-il cassé en
plusieurs endroits en restant accroché au torse par un éclat
d’os, un bout de chair? Avait-il été jeté dans un conteneur
de l’usine avec les déchets industriels? Avait-on garrotté
Henri à l’épaule ou cautérisé sa plaie au chalumeau? On n’en
parlait pas. Une fois, Gaëtan l’avait menacé de lui arracher
un bras à lui aussi et de le battre avec le bout qui saigne,
mais il avait demandé pardon l’après-midi même. Jean-Claude
connaissait un peu l’histoire, à tout le moins celle que son
père avait racontée lors d’une nuit de rummy, de rouleuses
et de gros gin dans la cuisine des Castonguay, qui
partageaient avec eux la cour intérieure, ruelle Parthenais.
Les exclamations l’avaient réveillé. Ses frères et sœurs
dormaient, il était sorti de la chambre en refermant
délicatement la porte, puis était allé au-dehors observer
son père attablé devant les cendriers et les verres, sa mère
adossée à la grosse radio sur laquelle on avait déposé un
phonographe, musique de cabaret. Dans la cacophonie enfumée,
après une ronde d’anecdotes scabreuses, Henri avait narré
cette aube enténébrée – des corbeaux croassaient sur la
crête de l’usine – où il était rentré d’avance pour
s’assurer que la lame de sa découpeuse avait été affûtée
comme prévu. Or il avait surpris les patrons de la Dominion
et des hommes en trench étudiant des documents à la lueur de
lampes de poche. Après ce conciliabule incriminant, ils
l’avaient remarqué, tapi derrière un moteur. Henri avait dû
choisir entre une disparition immédiate ou un silence dont
ils s’assureraient en lui faisant goûter dès lors ce qu’il
encourrait à le briser. Le patron lui-même avait actionné le
mécanisme qui lui avait sectionné le bras. Chez Castonguay,
aux exhortations enivrées des amis qui réclamaient de
connaître les secrets entendus, Henri s’était déclaré
incapable de répondre: il en avait perdu des bouttes..."
Maxime RAYMOND BOCK - Morel
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