Un petit texte :
" A cinquante mètres de moi, se découpe plein
ciel une chèvre isard et son « pitou ».
Deux, puis trois, quatre, cinq… grands, petits, je
ne compte plus. Ils avancent en ignorant totalement
ma présence.
Les adultes commencent à brouter, s’éparpillent dans
ma direction, tout près, certains à quelques mètres
à peine. Les petits en profitent pour faire une
tétée. Quel spectacle ! Je regarde, j’écoute. Etre
si près ! Je n’ose rien faire, surtout pas
déclencher ma caméra : le moindre geste, le moindre
bruit ferait tout fuir. Au total, douze chèvres,
onze petits et cinq jeunes de l’année.
Des isards passent derrière moi, je les entends
marcher et brouter. Il me semble impossible qu’ils
ne me sentent pas. Quelques chèvres regardent vers
l’aval, scrutent le ciel, se retournent très souvent
pour brouter face aux petits qui eux n’arrêtent pas
de bouger, d’aller des uns aux autres, se couchent,
se relèvent, certains commencent à brouter aussi,
près de leurs mères. Tout à coup un chuintement
d’alerte : la chevrée esquisse un départ de fuite et
s’arrête net sur l’arête regardant dans ma
direction. J’entends derrière moi comme un
crissement, un bruit de cailloux. Sous mon affût, je
ne peux pas voir ce qui se passe. Je relève de
quelques centimètres la couverture : à moins de 3
mètres, sur le côté, un renard est couché et regarde
les isards, gueule ouverte en tirant la langue. Il
est vrai qu’il commence à faire chaud…
La harde est de plus en plus inquiète, les petits
blottis tout près des mères. Une d’elle part à
l’attaque, chuinte et tape du sabot. Quelques
instants ils s’observent et le renard abandonne les
lieux au petit trot, comme vexé et disparaît.
Le calme revient. L’attention se relâche. Certaines
chèvres se couchent en bordure de la rupture de
pente où il y a un souffle d’air et les petits font
de même. Environ pendant une heure, toute la harde
reste couchée, se lève uniquement pour que les
chevreaux têtent. Certains en profitent même pour
têter une autre mère, mais sont vite chassés par un
coup de tête, de patte ou une ruade. Moment de
quiètude, de repos. On rumine mais on veille ; lors
de la tétée, il est fréquent de voir une chèvre
sentir son chevreau au niveau du cordon ombilical et
des orifices arrière pour l'identifier comme sien.
Je ne vois pas le temps passer. Plus de soleil. Les
adultes pacagent avec voracité, se répartissant
autour de moi. Une chèvre vient très près. Elle
arrache l'herbe, relève la tête, mâchonne et regarde
dans ma direction, les oreilles en avant, balance la
tête de haut en bas, regarde intensément de ses
grands yeux profonds, recule de quelques pas, se
retourne et broute à nouveau. Ouf !
La température se rafraichît. Les petits isards
s'amusent, poursuites, sauts, galopades, montent à
califourchon les uns sur les autres, sautent d'un
côté à l'autre, font le tour de la chevrée, mais
n'oublient pas au passage de s'alimenter à genoux
par de grands coups de tête sous le pis de la
chèvre. Et les voilà repartis dans le jeu, suivis du
regard de la mère vers son "pitou" : douceur,
expression de tendresse et de protection.
Voilà que se place devant moi, à moins de trois
mètre, un tout petit isard encore à la recherche de
son équilibre. Regard très doux et émerveillé,
essouflé, naseaux frémissant, tête ronde, petit
museau, bout de cordon ombilical desséché encore
visible... Petit isard pitou, pur, plein de vie,
beau et émouvant à la fois. Le voilà face à moi qui
pouffe, il m'a senti, lui ! Je lui souris, comblé
d'un tel moment privilégié.
Le vent s'est inversé, des pshh... pshhh... partent
de tous les côtés. Mon admirateur me quitte
tranquillement pour rejoindre sa mère et la harde
qui disparaît en file indienne, mères, petits.
Quelques cailloux qui roulent, une fuite
lointaine... Le silence."
Jean
Cédet, vallée d’Aspe – Mémoire de terrain
(récits des gardes-moniteurs du Parc National des
Pyrénées
recueillis par Louis Espinassous)