Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°838 (2022-38)
mardi
27 septembre 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Rougequeue noir (juvénile) Loge n° 5 - Courvières (Haut-Doubs) samedi 16 juillet 2022 Loge n° 5 - Courvières (Haut-Doubs) samedi 16 juillet 2022
Rougequeue noir (juvénile) Loge n° 5 - Courvières (Haut-Doubs) samedi 16 juillet 2022
Loge n° 5 - Courvières (Haut-Doubs) lundi 18 juillet 2022
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Rougequeue noir mâle Loge n° 5 - Courvières (Haut-Doubs) dimanche 28 août 2022 |
" Des bienfaits du monde sauvage Autrefois, dit l'histoire,un écureuil aurait pu voyager des Green Montains du Vermont aux marécages du sud de Jacksonville, ou depuis la baie de Chesepeake jusqu'au Mississippi, sans jamais toucher le sol. Une puce sur cet écureuil, avec les bonnes correspondances, aurait pu continuer vers la Llano Estacado au Texas, le bassin d'Uinta dans l'Utah, la Green River dans le Wyoming, ou le bassin de la Judith River dans le Montana, sans se nourrir d'autre chose que de bison. Si les poissons du continent avaient décidé de tenir une assemblée, les délégués seraient venus de destinations aussi éloignées que les montagnes de Virginie-Occidentale, le Glacier National Park, Yellowstone, les monts Ozarks, la chaîne Sangre de Cristo ou les hautes terres du Montana, et arrivés sans entraves et pleins de santé au centre des congrès à La Nouvelle-Orléans. Autrefois, comme l'observe George R. Stewart, « de l'océan oriental à l'océan occidental, le territoire s'étendait sans jamais être nommé. Il est aujourd'hui couvert de noms que nous lui avons imposés, et ces noms contiennent notre histoire comme la graine contient l'arbre ». Ils sont empruntés à l'usage d'une centaines de tribus de l'âge de pierre, à Passamaquoddy, Wichita, ou Walla Walla. Ils commémorent les explorateurs et les premiers colons, à Duluth, Cooperstown, Houston. Ils honorent les origines de l'Ancien Monde et les revendications impérialistes – Nouvelle-Angleterre, Virginie, Louisiane. Ils marquent des traits physiographiques – Detroit, Sault-Sainte-Marie, Rapid City – ou reflètent la piété de leurs fondateurs – Santa Fe, St. Augustine, San Francisco. Ils nous rappellent les aspirations à une vie heureuse et à une société parfaite que leurs parrains apportaient d'Europe – Philadelphie (« amitié fraternelle »), Cincinnati (la plus ancienne société patriotique américaine), Communia. Parfois, un simple outil – Stirrup-Iron (« étrier »)-, une bataille ou autre incident – Wounded Knee, Quietus – ont marqué le territoire et la carte à jamais, ou du moins le prétendons-nous – de ses tribulations humaines. Parfois le nom d'un lieu, corrompu par la transmission orale ou détourné d'une langue indienne sans en comprendre le sens, attise notre imagination. Que penser de Ticklenaked Pond (« l'étang des chatouilles nues ») ? En domptant le continent et en lui attribuant des noms, nous avons produit une économie enviée par le monde entier et un système politique, qui, malgré ses défauts, constitue un modèle de liberté individuelle. En tant que civilisation, nous n'avons pas été universellement admirés. Mais, bon an mal an, nous avons trouvé notre place sur la carte, et la plupart d'entre nous se sentent en phase avec nos accomplissements. Les américains ont longtemps été fiers, de manière unanime, de ce que les villes « florissantes » et « affairées » et les fermes « prospères » occupent aujourd'hui ce qui, quelques années seulement auparavant, était une nature rugissante. Nous pouvions citer des routes à péages, des canaux, des bateaux à vapeur emplissant de fumée l'Hudson et le Mississippi, d'immenses radeaux de bois descendant le fleuve depuis les pineraies du Wisconsin et du Minnesota, et dire avec fierté, « Regardez ce que nous avons fait ! » Certaines de ces villes valaient la peine d'être fondées, et ces fermes nourrissent la moitié du monde. Nous avons créé un pays qui assure un excellent niveau de vie à 220 millions de personnes. Mais aussi, près de cinq cents ans après avoir « ouvert une brèche » dans le monde sauvage, nous devons admettre les forêts décimés, les prairies détériorés, les bassins versants érodés, les villes en décrépitude, la prolifération des banlieues pauvres, les lacs et les cours d'eau où les poissons ne peuvent plus vivre, l'air qui nous étouffe régulièrement et laisse échapper périodiquement des pluies acides. Au lieu de la richesse des créatures sauvages qui, autrefois, laissaient chaque Américain sentir sa place dans la toile de la vie, nous avons des populations en voie de disparition dans des réserves ou des zoos ; et certaines espèces, comme la tourte voyageuse, qui autrefois étourdissaient nos sens par leur multitude, n'existent plus du tout. Nous devons nous rendre en Afrique ou en Arctique pour vivre des expériences qui se présentaient autrefois devant chaque porte à la Frontière. Nous avons été féconds et nous nous sommes multipliés ; nous nous sommes répandus comme une maladie de peau d'une mer à l'autre, et du 49è parallèle au Rio Grande ; mais, ce faisant, nous avons ravagé notre habitat. Si nous avons aimé la terre que le destin nous a donnée – et c'était le cas de la plupart d'entre nous -, nous avons continué à la détruire tout en l'aimant, jusqu'à pouvoir désigner aujourd'hui nombre d'endroits que nous montrions autrefois avec fierté, et dire avec un sentiment horrifié de complicité et de culpabilité : « Regardez ce que nous avons fait ! » Pour autant, même si notre conscience environnementale s'est vue alertée par un choeur grandissant de protestations et de mises en garde remontant à Thoreau, Georges Perkins Marsh, John Muir et John Wesley Powell, nous pouvons toujours nous ébahir de la rapidité de cette destruction, et regarder alentour tels des Indiens des Plaines se demandant où est passé le bison. Il y a eu de la magie ; elle s'est évanouie sous le sol. Les
avertis éprouvent de la consternation ; les autres pas
encore.
Si le continent a été domestiqué, ce n'est pas le cas de
l'esprit
américain. Aujourd'hui encore subsiste une illusion
trompeuse
d'immensité dans notre image du continent, en particulier en
sa
partie occidentale où les noms sur la carte restent épars.
Si les
territoires inoccupés – les terres arables et habitables –
ont
commencé à se tarir dès 1890, les territoires inoccupés de
l'esprit, les idées et les principes que nous ont inculqués
des
siècles d'immensité et de gâchis, le resteront longtemps et
seront
souvent camouflés et non corrigés. Comme il devient
difficile
d'espérer des promesses infinies, nous projetons nos
attentes dans
la nouvelle frontière de l'espace, artificielle, stérile,
non
renouvelable et inutilement onéreuse, ou bien nous
convertissons
notre futur doré en un passé doré, déformant de vastes
espoirs en
nostalgie pour un âge d'or, sentimentalisons la Frontière et
ses
vertus avec le grotesque d'une publicité pour la Great
Western
Savings, et perpétuons nos illusions avec nos mythes..."
STEGNER - Lettres au
monde sauvage
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