Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°836 (2022-36)
mardi
13 septembre 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Merle noir (jeune)
Loge n°5 - Courvières (Haut-Doubs) mercredi 10 août 2022
Loge n°5 - Courvières (Haut-Doubs) jeudi 11 août 2022 Cirse des champs... au soleil Loge n°5 - Courvières (Haut-Doubs) jeudi 11 août 2022
Loge n°5 - Courvières (Haut-Doubs) jeudi 11 août 2022
<image recadrée> Jeune Merle noir Loge n°5 - Courvières (Haut-Doubs) jeudi 11 août 2022
La lune... se
couche derrière la loge n° 5
Loge n°5 - Courvières (Haut-Doubs) vendredi 12 août 2022 <image au 16/9ème : Samsung A50> <image au 16/9ème : Samsung A50>
Derrière la loge
n° 5
Loge n°5 - Courvières (Haut-Doubs) vendredi 12 août 2022
Loge n°5 - Courvières (Haut-Doubs) mardi 16 août 2022 <image au 16/9ème : Samsung A50> |
"A l'époque où je travaillais dans une bouquinerie – un endroit que l'on imagine souvent, lorsqu'on n'y travaille pas, comme une sorte de paradis où de vieux messieurs charmants feuillettent à jamais des volumes reliés dans du cuir de veau -, ce qui ne laissait pas de m'étonner était l'extrême rareté des véritables amateurs de livres. Nous avions en rayons des choses extrêmement intéressantes, et pourtant je doute que plus de dix pour cent des clients aient été capables de faire la différence entre un bon livre et un mauvais. Si les snobs ne jurant que par les éditions originales étaient bien plus nombreux que les férus de littérature, plus nombreux encore étaient les étudiants indiens venus marchander de vieux précis universitaires. Mais le plus clair de notre clientèle était composé de femmes indécises en quête d'un cadeau d'anniversaire pour un neveu. Une grande partie des gens qui poussaient la porte du magasin appartenait à une engeance qui aurait été pénible n'importe où, mais à qui la librairie ouvrait des possibilités insoupçonnées. Ainsi de la délicieuse vieille dame qui « cherche un livre pour un infirme » (une requête d'ailleurs très courante), ou de cette autre non moins délicieuse vieille dame qui a lu un livre formidable en 1897 et se demande si vous pourriez lui en trouver un exemplaire. Elle en a malheureusement oublié le titre et l'auteur, et jusqu'au sujet, mais elle se souvient bien qu'il avait une couverture rouge. Ce sont deux variétés de casse-pieds qui se retrouvent chez tous les bouquinistes ; en voici deux autres, tout aussi communes. D'une part, la personne en voie de décomposition qui sent les vieilles miettes de pain et vient tous les jours, éventuellement plusieurs fois par jour, tenter de vous refourguer des bouquins qui ne valent rien. D'autre part, celle qui commande une foule de livres sans avoir la plus petite intention de revenir les payer. Nous ne faisions pas crédit, mais nous pouvions garder des livres de côté, ou les commander au besoin, pour des personnes qui viendraient les chercher plus tard. Mais nous ne revoyions jamais qu'une petite moitié de ces gens. Dans les premiers temps, cela me laissait perplexe. Pourquoi faisait-il cela ? Ils entraient, demandaient un titre rare et cher, nous faisait promettre, juré craché, de le leur garder, et puis ils s'évanouissaient dans la nature. Pour une bonne part, ces gens étaient à l'évidence atteints de paranoïa. Ils parlaient avec emphase et inventaient des histoires à coucher dehors pour expliquer qu'ils n'avaient pas d'argent sur eux – des histoires qu'ils croyaient bien souvent, j'en suis convaincu. Les rues d'une ville telle que Londres sont en permanence arpentées par un important contingent de toqués, lesquels toqués ont tendance à graviter autour des librairies, car ce sont parmi les rares endroits où ils peuvent demeurer un long moment sans devoir mettre la main à la poche. Avec l'expérience, on finit par les identifier presque instantanément. De fait, malgré leurs fanfaronnades, ils ont toujours un côté mité et paumé. En général, quand nous sentons que nous avons affaire à un paranoïaque, nous lui mettons de côté les ouvrages qu'il demande, et puis nous allons les remettre en rayon dès qu'il s'en va. Je me suis rendu compte qu'aucun d'eux n'a jamais essayé de repartir avec des livres sans payer ; il se contentent de passer commande, ce qui doit suffire à leur donner l'illusion d'une vraie dépense. De même que de la plupart des autres librairies d'occasion, nous avions plusieurs activités annexes. Nous vendions par exemple des machines à écrire de seconde main, ainsi que des timbres – des timbres usagés, bien entendu. Les philatélistes sont une espèce étonnante, discrète et cousine des poissons, dont les membres peuvent avoir tous les âges mais sont exclusivement de sexe masculin ; apparemment, les femmes seraient insensibles au charmes des morceaux de papier catalogués en albums. Nous vendions aussi des horoscopes à deux sous, compilés par une personne qui prétendait avoir prévu le tremblement de terre de 1923 au Japon. Ces horoscopes se présentaient dans des enveloppes scellées et je n'en ai jamais ouvert aucune, mais les acheteurs revenaient souvent nous faire part de leur « véracité ». (Tout horoscope devenant certainement vrai dès lors qu'il vous dit que vous êtes un aimant pour le sexe opposé et que votre plus gros défaut est votre générosité.) Nous réalisions une partie considérable de notre chiffre d'affaires avec les livres pour enfants, notamment les « invendus ». Les livres pour enfants d'aujourd'hui sont des objets assez hideux, surtout lorsqu'ils sont exposés en grande quantité. Pour ma part, je préférerais faire lire Pétrone que Peter Pan à un enfant, et pourtant Barrie, l'auteur dudit Peter Pan, semble plutôt viril et sain quand on le compare à certains de ses imitateurs. Dans les dix jours précédant Noël, nous jonglions entre les cartes de vœux et les calendriers, des articles épuisants à vendre, mais qui représentent un bon chiffre durant la période des fêtes. Le cynisme brutal qui sert à exploiter les sentiments chrétiens m'a toujours fasciné. Les margoulins travaillant pour les fabricants de cartes de vœux nous envoyaient leurs catalogues dès le mois de juin. Je n'oublierai jamais la mention inscrite sur une de leurs factures : « 2 douz. Enfant Jésus avec lapins ». Mais notre principale activité secondaire était le prêt. Nous disposions en effet d'une bibliothèque de prêt comme on en trouvait partout : cinq ou six cents titres, de fiction uniquement, pour la modique somme de deux pence, sans acompte. Un rêve pour les voleurs ! C'est le crime le plus facile qui soit : vous empruntez un livre dans une boutique pour deux pence, vous retirez l'étiquette et vous le revendez six fois plus cher ailleurs. Cela étant, les libraires estiment généralement qu'il est plus profitable de subir quelques vols (nous perdions une dizaine de livres par mois) que d'effaroucher les clients en leur demandant un acompte. Notre boutique était située
pile sur la ligne de démarcation entre les quartiers de
Hampstead et Camden Town, et nous comptions donc parmi notre
clientèle autant de baronnes que de conducteurs de bus. Nos
emprunteurs constituaient sûrement un échantillon assez
représentatif des lecteurs londoniens. Il n'est donc pas
inintéressant de noter que, de tous les auteurs figurant à
notre catalogue, celui qui « sortait » le plus
n'était pas Priestley, ni Hemingway, ni Walpole, ni même
Wodehouse. Il s'agissait, je vous le donne en mille, d'Ethel
M. Dell, dont les romans d'amour faisaient un malheur. (Dell
était suivie, à bonne distance, par Warwick Deeping et
Jeffrey Farnol.) Les lecteurs de Dell sont exclusivement des
lectrices, mais des lectrices de tous les âges et tous les
types, et non pas, comme on aurait pu le penser, des
célibataires fleur bleue et de dodues épouses de buralistes.
Il est faux de dire que les hommes ne lisent pas de romans,
mais il est vrai que cette branche de la fiction est un
domaine qu'ils évitent. Pour résumer, on peut dire que le
roman moyen – les choses ordinaires, ni bonnes, ni
mauvaises, les Galsworthy tièdes qui incarnent la norme du
roman anglais – n'existe que pour les femmes. Les hommes,
eux, lisent des romans qu'ils jugent respectables, ou bien
des policiers. Et, en l'occurrence, ils en font une
consommation effarante. Nous avions un abonné qui, à ma
connaissance, a lu quatre ou cinq policiers par semaine
pendant plus d'un an, sans compter ceux qu'il empruntait
certainement ailleurs. Le plus surprenant était qu'il ne
lisait jamais deux fois le même livre. Il faut croire que ce
monceau d'immondice (d'après mes calculs, la quantité de
pages qu'il lisait en une année aurait couvert presque un
demi-hectares) se gravait pour toujours dans sa mémoire. Il
se contrefichait du titre et du nom de l'auteur, mais il
n'avait qu'à ouvrir un livre pour savoir s'il l'avait
« déjà fait »..."
George ORWELL - Sommes-nous
ce que nous lisons ?
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