Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°833 (2022-33)
mardi
23 août 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Hermine Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) samedi 16 juillet 2022 Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) samedi 16 juillet 2022
Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) dimanche 17 juillet 2022
Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) jeudi 28 juillet 2022 Au loin, un Brocard
et un chevrillard sortent du bois...
Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) dimanche 31 juillet 2022
Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) dimanche 31 juillet 2022
<image recadrée>
<image recadrée>
A la sortie de son trou...
Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) jeudi 4 août 2022
Dans l'herbe
Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) jeudi 4 août 2022 Brocard courant
Jeune Renard... loin !
Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) samedi 13 août 2022 Jeune Renard Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) vendredi 5 août 2022 Renard adulte... avec l'oreille coupée
(image prise le soir) Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) samedi 13 août 2022 Interrogation ! Loge n° 5, Courvières (Haut-Doubs) samedi 13 août 2022 L'oreille coupée...
Loge n° 5,
Courvières (Haut-Doubs)
samedi 13 août 2022 |
"Dans l'arbre creux En descendant de la montagne, je boudais sur la banquette arrière, lippe tombante et silence buté, je montrais ma désapprobation à qui voulait bien la voir, c'était une chose que je savais faire quand j'étais enfant. Cet après-midi d'été, j'aurais préféré le passer à jouer avec mon voisin du même âge, à n'importe quoi mais jouer, plutôt qu'aller faire ces kilomètres en lacets dans le seul but d'aller voir un arbre. Mon père qui conduisait la 4L m'engueulait en roulant, moitié par-dessus son épaule, moitié par le rétroviseur intérieur. « Il y a des tas d'après-midi passés à jouer dont tu ne te souviendras pas, mais tu te souviendras toute ta vie d'être entré dans un arbre. » Il n'avait pas tort, je m'en souviens encore ; mais c'est parce qu'il me l'a dit en m'engueulant que je m'en souviens, c'est peut-être l'effort que j'ai fait pour lui donner tort, par pur esprit de contradiction, par pure bouderie, qui a ancré définitivement ce souvenir. Nous sommes allés à Innimond, et je suis entré dans l'arbre creux. C'est un tilleul colossal planté à côté de la petite église, et sur sa butte il paraît plus grand et plus massif que le bâtiment de pierre, c'est lui le monument que l'on vient visiter, pas la chapelle modeste d'un petit village de montagne. Il a quatre cents ans, il a été planté sur ordre de Sully, qui voulait que chaque village du Bugey ait un arbre pour symboliser la paix après la guerre contre le duc de Savoie. C'est ce qu'on trouve dans les livres d'histoire locale, c'est ce que disent les érudits qui trouvent un peu trop rapidement des raisons à tout ; plus généralement, le bon ministre d'Henry IV, en charge des routes et des repas du dimanche où l'on sacrifierait une poule, voulait un arbre remarquable devant chaque église de France, pour que les hommes s'y rassemblent comme les vaches aux heures chaudes sous les gros chênes laissés au milieu des pâturages ; et ainsi protégés, enveloppés, à l'ombre et dans la fraîcheur, les hommes pourraient tous les dimanches midi débattre librement des affaires publiques et aider au gouvernement d'un royaume apaisé, enfin réuni, dont tout le monde se sentirait responsable. Le tronc du tilleul de Sully était creux ; avec appréhension, sous les encouragements excessifs de mon père, j'y suis entré. C'était sombre, pulvérulent, silencieux, des murs de bois m'encerclaient, par les ouvertures étroites je voyais de la lumière et de la couleur, ici il n'y en avait pas ; seulement une odeur humide, une ombre noire, et du bois friable qui cédait sous l'ongle. Dans le tronc creux, je ne me sentais pas à l'abri, mais guetté, comme si j'étais entré dans une mâchoire ouverte ou dans un intestin. Du fond de cette cavité organique, quatre cents ans me contemplaient en silence. C'était étrange et inquiétant d'être à l'intérieur d'un être vivant, j'avais le cœur battant d'excitation et d'inquiétude, j'osais à peine respirer, j'avais peur qu'il ne se referme et que la fente par laquelle j'étais entré ne se contracte légèrement et ne me laisse plus sortir. Consciemment, je savais que les arbres ne mangent pas les gens, mais à l'époque je lisais et relisais les albums de Jacobs, et dans l'Enigme de l'Atlantide, Blake et Mortimer explorent des cavernes sous les Açores qui abritent ce qui reste du continent disparu ; dans l'une de ces cavités vit au ralenti une forêt de plantes carnivores géantes. Ce sont des arbres entrelacés, munis de lianes à ventouses et de feuilles dentées, ils ne bougent pas puis soudain happent les personnages qui passent à leur portée, ils se referment sur eux et les dévorent. Je lisais ces pages avec précaution, lentement, prêt à refermer le livre au moindre mouvement dans l'une des cases. Quand cinquante ans plus tard je trouvai une dionée sur notre balcon, je la pris avec précaution, saisissant le pot par en dessous, on ne sait jamais, je n'étais toujours pas guéri de l'Enigme de l'Atlantide. « Tu sais que sous le bambou du balcon, tu as une plante carnivore ?
Et je lui montrai le petit pot où s'épanouissait la dionée, sa fleur blanche dressée et ses feuilles dentées grandes ouvertes disposées autour, patientes, liserées de rouge, en effet semblables à des mâchoires ouvertes. « Tu vois...
Non, ces feuilles se referment vite et elles sont bordées de pointes, mais rien qui puisse arracher un morceau de chair à un animal, leurs victimes ne sont que des insectes attirés par un parfum de sucre, posés là et aussitôt englués dans leur mucilage, noyés et lentement rongés par les sécrétions digestives de la plante. La plante carnivore géante, la mangeuse d'homme à mi-chemin entre la pieuvre et la ronce, n'existe pas ; mais avec le dernier tyrannosaure et le lac de lave, elle est une figure narrative des récits d'horreur et d'aventures destinés aux enfants. Elle existe en notre imaginaire pour sa puissance d'évocation, car être mangé par un arbre a quelque chose d'effrayant, cela procure une étrange étrangeté que l'on ne retrouve pas dans la dévoration par un animal quelle que soit la longueur de ses dents : on sait que la prédation est spontanée aux animaux que nous sommes, elle ne provoque que de la peur, voire de l'effroi, mais pas de malaise parce que nous savons au fond de nous que c'est un danger naturel normal, en gros nous ferions pareil, nous comprenons. Mais une plante ! Etre dévoré par une plante ! C'est un renversement de l'ordre du monde, c'est l'inquiétante monstruosité d'être dévoré par ce qui de vrait nous nourrir et nous abriter. Si les plantes sont carnivores, il n'est alors pour nous plus d'abri nulle part. Maintenant que je connais un peu la peinture, je connais ce tableau de Cranach où Cupidon est harcelé d'abeilles auprès d'un arbre fendu. Il a essayé de voler le miel et elles se défendent, l'entrée de leur ruche est une fente obscure dans le tronc, et l'imprudent bébé d'amour y a plongé sa main trop gourmande ; à côté de lui qui est maintenant boursoufflé de piqûres, qui se débat et geint dans un vol d'abeilles furieuses, se tient une belle femme nue, cruelle, parée de bijoux, vêtue d'un voile transparent et d'un luxueux chapeau, elle rit de lui sans même le regarder ni tenter de l'aider. Je ne connaissais pas ce tableau au moment où je me crus coincé dans l'arbre d'Innimond, entré là sous les encouragements pressants de mon père qui était soigneusement resté en dehors ; mais sans doute, ce qui avait inspiré cette image assez bizarre dans l'esprit tourmenté de Cranach l'Ancien bouillonnait déjà en moi, encore sans mots pour le nommer, seulement le sentiment de piège tendu que procure un être vivant qui serait creux, et dans lequel on pourrait aller naïvement, mais qui brusquement se retournerait contre celui qui est entré, et se refermerait, piquerait, dévorerait, et une belle femme indifférente et nue, à côté, rirait. L'arbre
est dans notre esprit et il nous regarde ; il n'y a
pas d'indifférence entre nous..."
Alexis JENNY - Parmi
les arbres - essai de vie commune
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