Un petit texte :
"Une nuit dans la forêt Aguaruna (seconde
partie)
[...]
Du haut de son autel de pierres, l'anaconda lové sur
la malédiction de son corps dresse la tête pour
observer le ciel avec l'innocence des
irrémédiablement forts. Ses yeux jaunes sont deux
gemmes absentes, étrangères à la rumeur des félins
qui, la faim collée aux côtes, pistent leurs
victimes dans la brise de cette saison sans pluie
qui emporte le pollen vers les clairières ouvertes
par l'habilité ou la mesquinerie des hommes, ou par
la cruauté électrique de la foudre.
Cet homme qui répand maintenant sur le sable les
graines de tout ce qui pousse sur son territoire
d'origine, et qui allonge ensuite sur elles son
corps fatigué, cet homme est mon indispensable
frère.
Dures sont les graines du cusculf, mais elles
ramèneront dans ses rêves toutes les bouches avides
qui reçurent sa saveur aigre-douce au temps de
l'amour. Apres sont les graines d'achiote, mais leur
pulpe rouge orne les visages et les corps des élues.
piquantes sont les graines de la yahuasca, peut-être
parce qu'elles dissimulent ainsi la douce liqueur
qu'elles produisent et qui, bue sous la protection
des vieux sages, dissipe le tourment des doutes sans
fournir de réponses, mais en enrichissant
l'ignorance du coeur.
Sur une haute branche qui les protège du puma, les
singes sursautent en voyant une lueur au loin. C'est
cet homme, mon frère, qui vient d'allumer un foyer
et m'invite à partager ses biens tandis qu'il
murmure tranquillement : "Tout va bien. Le feu
attire les insectes. Le jaguar et le fourmillier
observent de loin. Le paresseux et le lézard
aimeraient s'approcher. Le scarabée et le mille-pattes
se montrent à travers le feuillage. Les langues du feu
disent que le bois brûle sans rancoeur. Oui. Tout va
bien."
Cet homme, mon frère, m'apprend que je dois
approcher mes pieds du foyer et soigner avec la
cendre tiède les plaies ouvertes par la longue
marche. La pénombre empêche de reconnaître ses
tatouages et les traits qu'il a peints sur son
visage, mais la forêt connaît la dignité de sa
tribu, l'importance du rang dont témoignent ses
ornements.
Enveloppé par la nuit, il est simplement un homme,
un homme de la forêt qui observe la lune, les
étoiles, les nuages, tout en écoutant et en
identifiant chaque son qui naît dans l'épaisseur des
arbres : le cri terrifiant du singe dans les griffes
du félin, la monotonie télégraphique des grillons,
le souffle véhément des sangliers, la crécelle du
crotale qui maudit sa venimeuse solitude, les pas
fatigués des tortues qui viennent pondre sur la
plage, la calme respiration des perroquets rendus
muets par l'obscurité.
Ainsi, lentement, il s'endort, reconnaissant de
faire partie de la nuit sauvage. Du mystère qui
l'apparente à la minuscule larve et au bois qui
gémit tandis que se tendent les muscles centenaires
d'un ombu.
Je le regarde dormir et je me sens heureux de
partager le mystère serein qui délimite l'espace
entre les tendres questions de la vie et la réponse
définitive de la mort."
Luis
Sepulveda - Les
Roses d'Atacama