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« … qui n'avaient
pas d'enfants. Un jour la reine reçut la visite d'une
fée d'une grande sagesse. Elle lui dit : Tu vas
avoir une jolie petite fille. Le roi fut si heureux
lorsqu'il apprit la nouvelle qu'il commença
immédiatement les préparatifs d'un grand banquet. Il
invita non seulement les membres de sa famille, mais
aussi les douze fées qui habitaient le royaume. »
-
Où est ton
revolver ?
J'y pensais justement.
-
Je ne croyais pas en
avoir besoin.
Ils opinèrent tous du
bonnet, mais je n'étais pas tout à fait certain qu'ils
étaient sincères.
-
Ça fait combien de
temps que tu es shérif ?
-
Vingt-trois ans.
Il me semblait que cela
faisait plutôt un million d'années.
-
Tu connais Buffalo
Bill ?
C'était peut-être bien
un million, finalement.
-
Non, il vivait un peu
avant moi.
-
Mon père, il dit que tu
es un trou-du-cul.
Je baissai les yeux
vers le vieux livre que je tenais entre les mains.
-
OK... peut-être qu'on
devrait revenir à l'histoire d'aujourd'hui...
-
Il dit qu'avant t'étais
tout le temps saoul au volant...
Le meneur assis au
premier rang ressemblait à un ange, mais il avait la
gouaille d'un docker. Il était sur le point d'ajouter
autre chose, alors je l'interrompis en brandissant les
Contes de Grimm à la page où la jeune princesse
ensorcelée allait s'endormir pour cent ans.
-
Pourquoi pensez-vous
que la fée est venue voir la reine ?
Une fillette aux
cheveux bruns et aux yeux immenses, assise au troisième
rang, leva lentement la main.
-
Toi ?
Elle inclina la tête
avec une moue de dédain.
-
Je te l'ai dit, mon
nom, c'est Anne.
J'inclinai la mienne,
contrit.
-
Exact. Anne, pourquoi
crois-tu que la fée est venue rendre visite à la
reine ?
-
Parce que leur fille va
bientôt s'endormir.
Elle avait parlé
lentement, avec ce mépris marqué qu'ont même les plus
jeunes pour les fonctionnaires qui ne comprennent rien.
-
Ben, ouaip, mais ça, ça
arrive plus tard parce qu'un des fées devient folle de
rage, non ?
Anne leva la main à
nouveau, mais je l'ignorai, lui préférant un garçon un
peu roux assis au fond. Il s'appelait Rusty, et je
remerciai intérieurement les autorités supérieures
d'avoir créé les associations d'idées.
-
Rusty ?
-
Mon papa, il dit que
mon oncle Paul, c'est une folle.
Je ne suis pas certain
de savoir à quel moment mes qualités de conteur ont
commencé à décliner, mais ça devait être quelque part
entre l'époque de Sesame Street et celle de The Electric
Company. Je crois que j'étais assez bon, autrefois, mais
c'était il y a longtemps. J'allais devoir demander
confirmation à ma fille qui était depuis devenue
« La plus grande juriste de notre époque »,
avocate à Philadelphie. Quand j'avais parlé à Cady hier
soir, elle était encore à la bibliothèque, au sous-sol.
Je la plaignis, jusqu'à ce qu'elle me dise que le
sous-sol en question était au vingt-huitième étage. Mon
ami Henry Standing Bear disait que la bibliothèque était
l'endroit où les avocats allaient dormir pour deux cent
cinquante dollars de l'heure environ.
-
Tu es le plus pire
conteur qu'on a jamais eu.
Je regardai un autre
critique littéraire en puissance qui était resté
silencieux jusque-là et me demandai si j'avais commis
une erreur en choisissant La Belle au bois dormant. Cady
adorait cette histoire quand elle était petite, mais le
public que j'avais en face de moi paraissait un peu trop
sophistiqué pour ce texte.
-
Mon papa, il cache ses
médicaments chaque fois que quelqu'un frappe à la porte.
J'essayais de ne pas me
concentrer sur le nom de ce gamin. Je posai le livre sur
mon genou et regardai tous ces enfants qui incarnaient
l'avenir du comté d'Absaroka, Wyoming.
-
Il dit qu'il a pas
d'ordonnance.
J'étais censé me rendre
à Philadelphie en voiture avec Henry le lendemain. Il
avait été invité à faire une conférence à la
Pennsylvania Academy of the Pine Arts sur sa collection
de photographies mennonites. Je m'étais dis que c'était
l'occasion d'aller voir ma fille et de rencontrer sa
dernière conquête, un avocat. Ils étaient ensemble
depuis quatre mois, un vrai record pour elle ;
j'avais donc décidé qu'il était temps que je rencontre
le gendre potentiel.
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Son médicament, il le
fait tomber.
Henry avait prévu de
partir avec Lola. J'avais essayé de le convaincre de
prendre l'avion, mais cela faisait longtemps qu'il
n'avait pas fait de voyage en voiture et il me dit qu'il
voulait voir comment elle réagissait. La vraie raison,
c'était qu'il voulait faire son apparition au volant de
la Thunderbird décapotable bleu ciel de 1959. L'Ours
soignait ses entrées.
-
Il le fume, son
médicament.
Nous n'allions être
partis qu'une semaine, mais Cady était impatiente de
nous présenter Devon Conliffe, dont le nom sonnait comme
celui d'un personnage de The Philadelphia Story. Je
l'avais prévenue : un avocat ne devrait pas épouser
un autre avocat, cela ne pouvait mener qu'à des conflits
juridiques imbéciles.
-
Ma Maman, elle dit que
la seule chose qu'il lui fait, son médicament, c'est
qu'il l'empêche d'avoir un travail.
Patti avec un i,
l'assistante de ma fille, était d'accord avec moi sur
les unions consanguines entre avocats. Nous avions parlé
de cette relation, et j'avais réussi à discerner une
toute petite réserve dans la voix de Patti quand elle
avait parlé de lui.
-
C'est mon troisième
papa.
Nous étions supposés
dîner avec les parents Conliffe dans leur vénérable
demeure à Bryn Mawr, une perspective qui me réjouissait
à peu près autant que celle d'un gargarisme avec des
lames de rasoir.
-
J'aimais mieux mon
deuxième papa.
Il allait être
intéressant de voir comment ils réagiraient devant
l'Indien et son fidèle acolyte, le shérif du comté
d'Absaroka. Ils allaient sûrement refuser d'ouvrir leur
portail.
Je levai les yeux vers
le gamin et rouvris le livre.
-
« Il y a très,
très longtemps vivaient un roi et une reine qui
n'avaient pas d'enfants... »..."