Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°822 (2022-22)
mardi
31 mai 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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<image prise avec le Samsung A50 16/9ème> Nette Rousse Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 20 mai 2022 <image prise avec le Samsung A50 16/9ème>
Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 20 mai 2022 Construction du nid Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 20 mai 2022 Foulque macroule
Champ-Pittet,
Yverdon (Suisse)Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 20 mai 2022 vendredi 20 mai 2022 Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 20 mai 2022
Rousserolle sp. Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 20 mai 2022
Marguerite
Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 20 mai 2022
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" Prologue Les conséquences
Lorsque l'on vient d'achever la construction d'un nouveau pont reliant deux Etats souverains des Etats-Unis, il y a discours. Il y a drapeaux, il y a fanfares, il y a rhétorique techno-industrielle amplifiée électroniquement. Les
gens attendent. Couvert de drapeaux, d'oriflammes et de
banderoles
fluorescentes, le pont est prêt.Tous
attendent
l'inauguration officielle, l'oraison finale, la
coupure du
ruban, l'arrivée des limousines. Peu importe qu'en
réalité ce pont
soit déjà en service depuis six mois. Les gens attendent. Suant sous le soleil, rôtissant dans les automobiles qui brillent comme des scarabées sous le doux mugissement du soleil. Ce soleil du désert de l'Utah et de l'Arizona, cette infernale sphère de feu plasmique posée là dans le ciel. Cinq mille personnes qui bâillent dans leurs voitures, intimidées par les flics et mortellement bercées par les psalmodies des politiciens. Leurs gamins braillards se chamaillent à l'arrière, les glaces Frigid Queen fondent et dégoulinent sur les mentons, les coudes, créent des Jackson Pollock sur les radicaux monovalents de la sellerie pur skaï. Tous prennent leur mal en patience même si aucun n'en a suffisamment pour écouter les salades que déverse le puissant système de sonorisation. Le pont lui-même est une arche d'acier simple, élégante et compacte, aussi concrète que l'énoncé d'une évidence, portant sur son dos un ruban d'asphalte, une voie piétonne, des rambardes, un éclairage de sécurité. Long de 120 mètres, il enjambe un défilé haut de 215 mètres. Le défilé de Glen Canyon. Tout en bas coule le Colorado, dompté, domestiqué à la sortie des boyaux du tout proche barrage de Glen Canyon. Jadis d'une belle teinte rouge et ocre qui lui valut son nom, le fleuve coule désormais vert, limpide et froid, couleur eau de glacier. Formidable
fleuve.
Barrage plus formidable encore. Vu du pont, l'ouvrage
présente une vertigineuse paroi concave de béton armé,
implacable
et mutique. Barrage à gravité, 800000 tonnes de
solidarité
solidement ancrées dans le grès navajo qui forme
depuis cinquante
millions d'années le lit et les murs du canyon.
Bouchon, opercule,
coin obèse fiché dans la pierre pour canaliser via des
vannes et
des turbines la force du fleuve hébété. Les gens attendent. Le discours continue. Innombrables bouches rondes, discours unique, et presque pas un seul mot intelligible. On dirait qu'il y a des fantômes dans les circuits. Les haut-parleurs noir anthracite qui se sont épanouis comme des fleurs sur les réverbères en cou d'oie, à neuf mètres du bitume, mugissent comme des Matiens. Un magma de sens, tout en couinements et caquétements de poltergeist technotroniques, phrases étranglées et cadences en fibrillation, persiste néanmoins à jaillir en rugissant de la sono pour porter haut et fort le beuglement creux de l'AUTORITE :
… notre fier Etat de l'Utah [biiiiip!] heureux de la chance qui m'est m'offerte [schronk!] de participer à l'inauguration de ce superbe pont [biiiit!] nous relie à ce grand Etat qu'est l'Arizona, qui connait la plus forte croissance [yiiiiiiiiiinnnnnnng!] pour contribuer à promouvoir et garantir une croissance soutenue ainsi que le développement [rrokk ! Yokk ! Yiiinnng ! Niiiinnnnnnng!] ne pourrait me ravir davantage, monsieur le Gouverneur, que cette somptueuse occasion [rronk!] de nos deux Etats [blonk!] par ce barrage phénoménal...
Attente, attente. Loin dans la file de voitures, hors de portée de laïus et de vue de tout flic, un klaxon tonne. Et tonne encore. Son d'un unique klaxon qui tonne. Un motard en uniforme démarre sa Harley en râlant, et remonte la file. Le klaxon cesse. Les Indiens aussi regardent et attendent. Assemblée sur un versant dominant la grand-route, côté Réserve du fleuve, une congrégation informelle de Navajos, Hopis, Utes et Païutes se prélasse à l'ombre de ses pick-up flambant neufs. Les hommes et les femmes boivent du Tokay, les essaims d'enfants boivent du Pepsi-Cola ; tous machonnent des sandwichs à la mayonnaise, enrobés de Kleenex, confectionnés dans du pain de mie Wonder, Rainbo ou Holsum. Nos nobles frères rouges ont les yeux fixés sur la cérémonie du pont, mais leurs oreilles et leurs cœurs sont avec Merle Haggard, Johny Paycheck et Tammy Wynette qui hurlent dans les enceintes des autoradios syntonisés sur la station K-A-O-S – Kaos ! Qui émet de Flagstaff, Arizona. Les citoyens attendent ; contre les micros, dans le câblage hanté, via les haut-parleurs pourris, les voix officielles persistent à ronfler encore et encore. Millier d'humains blottis dans leurs automobiles, moteur au ralenti, chacun brûlant d'être le premier à se libérer pour franchir l'arche d'acier, rouler sur ce pont au tracé aérien qui enjambe si gracieusement le canyon, au-dessus du vide où volent les hirondelles.
Deux
cent dix mètres de surplomb. Il est difficile de se
représenter le
sens d'une telle chute. Le fleuve coule et bouillonne
entre les rocs
si loin en bas que son rugissement est un soupir qu'une
brise légère
emporte lorsqu'il parvient en haut. - Allez-y, mon vieux. Coupez ce foutu truc. - Moi ? - Faites-le ensemble, s'il vous plaît. - Je croyais que vous aviez dit... - D'accord, j'ai pigé. Reculez-vous. ça va comme ça
?..."
Edward ABBEY - Le
gang de la clef à molette
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