Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°816 (2022-16)
mardi
19 avril 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
Tadorne casarca, sur le toit de la ferme (!) Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) mercredi 2 mars 2022 Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) mercredi 2 mars 2022 Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) mercredi 2 mars 2022
Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) samedi 5 mars 2022
<image recadrée>
Etourneau sansonnetCourvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) mercredi 9 mars 2022 Etourneau sansonnet Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) mercredi 9 mars 2022 Etourneau sansonnet Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) mercredi 9 mars 2022
<image recadrée>
Etourneau sansonnet Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) mercredi 9 mars 2022
Tadorne casarca, au
soleil couchant
Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) samedi 25 mars 2022 |
|
mardi 4
mai 2021 |
"La mer du temps perdu Vers la fin de janvier la mer moutonnait, elle se mettait à déverser sur le village une ordure épaisse, et au bout de quelques semaines tout était contaminé par son humeur insupportable. Dès lors le monde n'avait plus d'intérêt, au moins jusqu'au mois de décembre suivant, et personne ne restait éveillé après huit heures du soir. Pourtant l'année où M. Herbert arriva, la mer ne se dégrada pas, même en février. Au contraire, elle se fit de plus en plus lisse et phosphorescente, et dans les premières nuits de mars elle exhala un parfum de roses. Tobie la surprit. Son sang doux attirait les crabes et il passait la plus grande partie de la nuit à les chasser de son lit, jusqu'au moment où la brise virevoltait et où il réussissait à s'endormir. Durant ses longues insomnies, il avait appris à distinguer chaque variation ambiante. Aussi, lorsqu'il sentit une odeur de roses, il n'eut pas besoin d'ouvrir la porte pour savoir que c'était une odeur qui venait de la mer. Il se leva tard. Clotilde était en train d'allumer du feu dans la cour. La brise était fraîche et toutes les étoiles à leur place, encore qu'il fût difficile de les compter jusqu'à l'horizon à cause des lumières de la mer. Après avoir pris son café, Tobie sentit un relent de nuit dans la bouche. « Hier soir, se rappela-t-il, il s'est passé quelque chose de vraiment étrange. » Clotilde, naturellement, ne s'était rendu compte de rien. Elle dormait si profondément qu'elle ne se souvenait même plus de ses rêves.
C'était peut-être vrai. Le village était aride, avec un sol dur, craquelé par le salpêtre, et seul de temps en temps quelqu'un apportait d'ailleurs un bouquet de fleurs pour le jeter à la mer, à l'endroit où l'on basculait les morts.
C'était en effet, une mer cruelle. A certaines époques, alors que les filets ne ramenaient que des déchets flottants, les rues du village restaient jonchées de poissons morts quand la marée se retirait. Seule la dynamite faisait réapparaître les épaves de vieux naufrages. Les rares femmes qui n'avaient pas abandonné le village mijotaient dans la rancoeur. Comme Clotilde. Ou comme l'épouse du vieux Jacob qui, ce matin-là, se leva plus tôt qu'à l'accoutumée, rangea la maison et vint prendre le petit déjeuner, la mine défaite.
Elle prononça ces mots comme si elle se trouvait sur son lit d'agonisante, alors qu'elle était assise au bout de la table, dans la salle à manger aux grandes fenêtres par lesquelles la lumière de mars entrait à flots et se répandait dans toute la maison. Devant elle, apaisant sa faim tranquille, se tenait le vieux Jacob, un homme qui l'aimait tant et depuis si longtemps qu'il ne pouvait plus concevoir aucune souffrance qui n'eût sa femme pour origine.
Le vieux Jacob l'examina avec attention. Seuls ses yeux demeuraient jeunes. Ses os avaient formé des nœuds aux articulations et elle présentait cet aspect de terre rasée qui, au bout du compte, avait toujours été le sien.
Sur le moment, le vieux Jacob ne sut que lui demander d'attendre un peu, le temps de quelques préparatifs. Il avait entendu dire que les gens ne meurent pas quand ils le doivent mais quand ils le veulent, et il s'était sérieusement préoccupé par la prémonition de sa femme. Il se demanda même si, l'instant venu, il aurait le courage de l'enterrer vivante. A neuf heures, il ouvrit le local qui lui avait servi autrefois de boutique. Il disposa sur le seuil deux chaises et une table avec un damier, et passa la matinée à jouer avec des adversaires occasionnels. De sa place, il voyait le village en ruine, les maisons délabrées avec des traces de couleurs anciennes rongées par le soleil, et un carré de mer au bout de la rue. Avant le déjeuner il joua comme toujours avec don Maximo Gomez. Le vieux Jacob ne pouvait imaginer un adversaire plus humain qu'un homme qui avait survécu intact à deux guerres civiles et n'avait laissé qu'un œil dans la troisième. Après avoir perdu à dessein une partie, il lui proposa la revanche.
Le vieux Jacob s'enferma dans un silence étonné. Puis s'étant fait souffler ses meilleurs pions, il soupira :
Don Maximo Gomez ne broncha pas.
Le vieux Jacob dut faire un grand effort pour perdre une nouvelle fois sans offenser don Maximo. Il rentra la table et les chaises, ferma la boutique, et fureta à droite et à gauche, à la recherche de quelqu'un qui eût senti l'odeur. Finalement, seul Tobie pouvait l'assurer. Il lui demanda donc d'avoir la gentillesse de passer chez lui, comme ça, l'air de rien, et de tout raconter à sa femme. Tobie tint parole. A quatre heures, sur son trente et un comme pour une visite, il apparut dans le corridor où Petra avait passé l'après-midi à préparer au vieux Jacob ses vêtements de deuil. Il fit son entrée si discrète que la femme sursauta.
Elle ajusta ses lunettes et se remit à l'ouvrage.
Le vieux Jacob, qui avait l'oreille collée à la cloison de l'arrière-salle, se redressa honteux.
La femme finit par repriser le col qu'elle tenait en main.
A partir de cet instant, Tobie se mit à surveiller la mer. Il suspendait son hamac dans le couloir de la cour et passait la nuit à attendre, étonné par les choses qui arrivent en ce monde tandis que les gens dorment. Durant des nuits et des nuits il entendit le grattement désespéré des crabes qui essayaient de grimper à même les montants et qui, au bout du compte, se lassèrent d'insister. Il connut la façon dont Clotilde dormait. Il découvrit comment ses ronflements de flûte se faisaient plus aigus au fur et à mesure que la chaleur augmentait, pour n'être plus qu'une seule note langoureuse dans l'engourdissement de juillet..."
Gabriel Garcia MARQUEZ (dit
"Gabo") - L'incroyable et triste histoire de
|
|