Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°815 (2022-15)
mardi
12 avril 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
Pinson des arbres mâle Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) vendredi 11 février 2022 Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 13 février 2022 <image recadrée>
Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 27 février 2022
Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) mercredi 2 mars 2022 <image recadrée>
Pinson du Nord femelle Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) vendredi 5 mars 2022 Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) vendredi 5 mars 2022
Pinson du Nord femelle Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) vendredi 5 mars 2022 Pinsons femelles Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) vendredi 5 mars 2022 <image recadrée>
Chardonneret élégant Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 27 mars 2022 <image recadrée> Chardonneret élégant
Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 27 mars 2022 Chardonneret élégant Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 27 mars 2022 Pinson des arbres mâle Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 27 mars 2022 Verdier d'Europe Courvières, Champ-Margot (Haut-Doubs) dimanche 27 mars 2022
|
"Ce
jour
de novembre, une longue caravane de chevaux chargés
arriva sur la rive gauche de la rivière, où elle
s’arrêta pour la nuit. L’agha des janissaires, avec
son escorte armée, retournait à Constantinople, après
avoir pris dans les villages de Bosnie orientale le
nombre d’enfants chrétiens prévu en guise de tribut. — Ilija ! Ilija ! Ilija ! criait une autre femme, cherchant désespérément du regard la tête familière et chérie, et elle répétait cela sans arrêt comme si elle voulait graver dans la mémoire de son fils ce nom qui, dans quelques jours, lui serait enlevé à jamais. Mais le chemin est long, la terre dure, le corps faible et les Ottomans puissants et impitoyables. Peu à peu, ces femmes perdaient du terrain et, épuisées par la marche, chassées par les coups, renonçaient tôt ou tard à ces efforts vains. Au bac de Višegrad, les plus tenaces devaient céder car on ne les acceptait pas à bord, et il était impossible de traverser autrement la rivière. Là, elles pouvaient s’asseoir tranquillement sur la berge et pleurer, car on ne les refoulait plus. Elles attendaient, comme pétrifiées et insensibles à la faim, à la soif et au froid, d’apercevoir encore une fois sur l’autre rive la longue cohorte des chevaux et des cavaliers qui disparaissait vers Dobrun, y devinant leur enfant qui s’évanouissait à leurs yeux. Ce jour de novembre, dans une de ces nombreuses panières, un garçon brun d’une dizaine d’années, originaire du village haut perché de Sokolovići, regardait autour de lui, en silence, les yeux secs. Dans sa main gelée et rougie, il tenait un petit canif recourbé dont il tailladait distraitement le bord de sa panière, tout en examinant le paysage autour de lui. Il devait à jamais garder dans sa mémoire la rive pierreuse, plantée de rares saules dénudés et d’un gris triste, le passeur hideux et le moulin à eau délabré, plein de toiles d’araignée et de courants d’air, où ils passèrent la nuit en attendant que tout le monde réussît à franchir les eaux troubles de la Drina au-dessus de laquelle croassaient des corneilles. Tel un malaise physique ancré au plus profond de lui – une ligne noire qui de temps en temps, pendant une seconde ou deux, lui coupait la poitrine en deux en lui faisant très mal – l’enfant emporta avec lui le souvenir de cet endroit où la route était interrompue, où le désespoir et la misère se concentraient et se déposaient sur les berges rocailleuses de la rivière qu’il était difficile, coûteux et le plus dangereux de franchir. C’était le point le plus vulnérable et le plus douloureux de cette contrée par ailleurs accidentée et pauvre, l’endroit où le malheur devenait manifeste et évident, ou l’homme était arrêté par les éléments plus puissants et, humilié par son impuissance, ne pouvait pas ne pas voir sa misère et celle des autres, ainsi que le retard de la région. Tout cela entrait dans ce malaise physique qui s’installa chez l’enfant ce jour de novembre et ne le quitta plus jamais vraiment, bien qu’il eût changé de vie et de foi, de nom et de patrie. Ce
qu’il
advint plus tard de ce petit garçon emmené dans la
panière, tous les livres d’histoire le racontent dans
toutes les langues, et c’est encore mieux connu de par
le monde que chez nous. Avec le temps, il devint un
jeune et courageux gardien des armes à la cour du
sultan, puis commandant en chef de la Marine, puis
gendre du sultan, puis un chef militaire et un homme
d’État de renommée mondiale, Mehmed pacha Sokoli, qui
mena sur trois continents des guerres victorieuses
pour la plupart, agrandit les frontières de l’Empire
turc, assura la sécurité au-dehors et par une bonne
administration consolida les affaires au-dedans. Au
long de ces soixante et quelques années, il fut au
service de trois sultans, vécut en bien et en mal ce
qu’il est donné de vivre à quelques rares élus
seulement, s’éleva à des hauteurs de la puissance et
du pouvoir que nous ne soupçonnons même pas, où peu de
gens se hissent et parviennent à rester. Cet homme
nouveau qu’il devint dans un monde étranger où, même
en pensée, nous ne pouvons le suivre, dut oublier tout
ce qu’il avait laissé dans le pays d’où on l’avait
naguère emmené. Il oublia sans doute aussi le passage
de la Drina à Višegrad, la berge nue où les voyageurs
tremblaient de froid et d’appréhension, le bac lent et
vermoulu, le passeur monstrueux et les corneilles
affamées au-dessus de l’eau trouble. Mais le sentiment
de malaise que tout cela avait engendré ne disparut
jamais complètement. Au contraire, avec les années et
la vieillesse, il revenait de plus en plus
souvent : toujours la même ligne noire qui lui
traversait la poitrine et la transperçait d’une
douleur particulière, familière depuis l’enfance, bien
différente de toutes les souffrances et douleurs que
la vie lui avait apportées par la suite. Les yeux
fermés, le vizir attendait alors que la lame noire
passe et que la douleur s’évanouisse. C’est dans un de
ces moments qu’il lui vint à l’idée qu’il se
libérerait de ce malaise s’il pouvait faire
disparaître le bac sur la lointaine Drina, là où la
misère et le malheur se concentraient et se déposaient
sans trêve, en surmontant d’un pont les rives
escarpées et les eaux perfides, en réunissant les deux
bouts de la route qui était interrompue à cet endroit,
reliant du même coup de façon sûre et définitive la
Bosnie à l’Orient, le pays de ses origines aux lieux
où s’était déroulée sa vie. Il fut ainsi le premier
qui, l’espace d’un instant, derrière ses paupières
closes, entrevit la silhouette élancée et puissante du
grand pont de pierre qui devait voir le jour à cet
endroit.
Ivo ANDRIC - Le Pont sur la Drina
|
|