Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°810 (2022-10)
mardi
8 mars 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot samedi 15 janvier 2022 <image recadrée>
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Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margotvendredi 28 janvier 2022
vendredi 11 février 2022
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 11 février 2022
Courvières
(Haut-Doubs), Champ-Margot
vendredi 25 février 2022 <image recadrée>
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" L'OISEAU-BLEU Son existence est sujette à caution. Les avis sont partagés. Certains savants qui ont des pantalons à sous-pied prétendent, contradictoirement, qu'il y a pas d'oiseau-bleu, et qu'ils en sont les inventeurs ; les autres, qui ont des casquettes à pont voient des oiseaux-bleus partout, et contradictoirement accusent le reste du monde de fausse monnaie. En vérité il y a très peu d'oiseaux-bleus. Les oiseaux-bleus qu'on connaît sont noirs et même noir d'encre. En tout cas, ils sont très salissants : qui en a tenu un, un jour, dans sa main, en est marqué à jamais. Tous les parfums de l'Arabie... Les fameux parfums de l'Arabie, d'ailleurs, chose bizarre, font partie de l'arsenal si on peut dire de cet extraordinaire volatile. Contrairement à l'hirondelle (qui est de la même famille), un oiseau-bleu suffit à faire le printemps ; pour l'hiver, (ou l'automne) il en faut plusieurs, alignés sur un fil télégraphique ou tournoyant autour des clochers en poussant de petits cris aigus pendant que le ciel prend des colorations de verveine, ou de cuir de Russie. Il est de notoriété publique, également, que cette bestiole s'expatrie vers des Afriques, des Arabies, bien différentes (heureusement) des Afriques dont on parle dans les journaux et des Arabies de la Ligue. Il s'agit, d'après le populo, de pays pleins de sable, de scorpions, de minarets, de mirages, d'oasis et de figues de Barbarie. Il y a aussi des burnous, des fatmas, des mains de ma sœur dans la culotte de qui vous savez et toute une ferblanterie d'esclavagistes. J'oubliais le simoun, le chameau, cela va sans dire, et le kif, bien entendu ; mais déjà pour une catégorie d'observateurs très dessalés. C'est dans ces patries de danse du ventre, d'eunuques et de harems que l'oiseau-bleu va passer la mauvaise saison. Pendant la bonne il volette dans une sorte de forêt d'Ardennes à la Shakespeare formée de filatures, de corons, de hauts fourneaux, de gares de triage, de carreaux de mines, de grands ensembles, de canaux du Nord, de tour de Londres, de beffroi de Lille, de pont d'Anvers et autres Capri. Il ne se crée pas une huilerie de phoque dans une quelconque Alaska, une station météorologique dans une Kerguelen, sans oiseau-bleu. On ouvre la caisse du théodolite et c'est l'oiseau-bleu qui en sort. Le Juif errant d'Eugène Sue portait l'oiseau-bleu sur son épaule. Jean Valjean avait un oiseau-bleu dans sa poche et Karl Marx l'avait dans sa barbe. De nos jours, les oiseaux-bleus s'écrasent contre les montagnes par temps de brume et il y a des centaines de morts que les paysans vont ramasser dans des couffins. Chaque oiseau a son chat. L'oiseau-bleu a le sien. C'est généralement un type qui va dans la lune avec un engin motorisé. Il y a d'autres ennemis : ce sont les tenants d'une pharmacopée qui soigne le paupérisme. Ces charlatans composent une mixture à base d'oiseau-bleu broyé : on fait prendre des pincées de cette poudre aux pauvres bougres, soit en prises, soit en mastication, sans autre résultat, bien entendu, que celui de leur teindre les cordes vocales en bleu. A la suite de quoi ils ne formulent plus de réclamation qu'en cantiques, homélies et chansons de geste. Venons-en à ce qui le distingue des autres oiseaux. Le bleu passe pour être la couleur du ciel, des anges et du séraphique. On imagine qu'elle ne peut recouvrir que la bonté la plus pure. N'oublions pas que l'oiseau-bleu est un bec fin, donc carnivore. La mésange va crever les yeux des petits oiseaux dans les nids ; le rossignol est un tueur. Les rêves ne sont jamais inoffensifs. La bombe a été d'abord un rêve. L'oiseau-bleu est loin d'être de tout repos. Tel pèlerin dans les yeux duquel nous voyons battre les ailes d'azur nous ramènera peut-être la fin du monde autour de son bourdon. Nos mea-culpa (pour ceux qui en disent) sont pleins d'oiseaux-bleus. J'ai fait jusqu'ici comme si l'oiseau-bleu existait. En réalité ceux qui prétendent qu'il n'existe pas ont des arguments péremptoires...
L'ARAIGNEE Devant la maison où l'on égorgeait Fualdès, un orgue de Barbarie moulinait la complainte du pou et de l'araignée : « L'araignée de désespoir, s'est flanqué trois coups de rasoir. » L'araignée sert souvent de prétexte. On a des amis qui sont allés en prison, eh bien, il faut les interroger à ce sujet, on en apprendra de belles ; par exemple qu'elle a la bouche bleue. Une bouche d'araignée c'est l'azur. Certes, on n'en est absolument certain, qu'après de multiples observations patientes auxquelles la vie fébrile qu'on mène de nos jours se prête peu. Mais, qu'on soit fourré en prison, et tout devient facile, ou tout au moins à la portée d'un homme de caractère. Quand on est en liberté, on imagine par exemple que l'araignée descend sur le prisonnier à l'aide d'un fil qu'on voit d'ailleurs figurer sur les gravures représentant la Cène, et même des meilleurs graveurs ; il n'y a qu'à se reférer aux illustrations des mémoires de Silvio Pellico... et que lorsqu'elle descend, ça doit être dans le courant de la matinée. Eh bien, pas du tout ! Si on s'imagine tout ça, c'est qu'on croit que l'araignée va à son marché, qu'elle descend picorer sur le prisonnier, mouches, moustiques, puces et punaises... et que le marché se fait le matin. On se trompe du tout au tout. D'abord, l'araignée a le plus grand respect du prisonnier, et serait-il couvert de parasites comme la Crau l'est de cailloux roulés, qu'elle ne se permettrait jamais de venir les picorer ; même si elle y était invitée. Oh ! C'est quelqu'un ! Et si vous avez la prétention de vouloir lui apprendre la hiérarchie de l'amour et de la tendresse, vous vous exposez à courir au-devant de cruelles déconvenues. Secondement l'araignée ne descend le long d'un fil qu'en voyage ou en période de construction. C'est pour s'y balancer, se faire emporter par la vent. Or, si elle est dans cette prison c'est qu'elle ne voyage pas, et elle n'a rien à construire, car généralement les prisons sont construites depuis toujours. Alors, que fait-elle ? L'araignée... Elle est au rebord de sa toile, et elle attend. Elle attend quoi ? Des mouches ? Non car vous le voyez, des mouches d'un gras à faire envie, sont là, déjà prises, en train de faire trembler toute la toile. Non, non, les mouches c'est pour plus tard, c'est pour la matière. Actuellement notre araignée est tout esprit. Alors que fait-elle ? Elle regarde. Elle regarde ce type assis sur sa paillasse, qui se ronge les ongles, ou qui se les cure, ou qui sifflote. Elle ne fera jamais le premier pas. Sauf dans des cas très particuliers qui se comptent sur les doigts de la main. Ce n'est jamais bon signe pour le prisonnier dont l'espérance est toujours de fausser compagnie. Il est hors de doute que l'araignée connaît les dossier du greffe, qu'elle est au courant des convesations particulières des gardiens et des avocats et que pas un non-lieu ne circule sans qu'elle en soit prévenue. Pour qu'elle se risque à faire des avances, il faut vraiment qu'on soit là pour un bon bout de temps ; qu'elle soit bien assurée qu'aucune grâce, entourloupette ou autre plaisanterie de libération ne soit en train de voltiger dans un rayon d'au moins mille kilomètres carrés. Mais prenons le cas le plus courant : vous êtes là à perpétuité, c'est-à-dire à la merci d'un 14 juillet un peu pompeux ou d'une révolution (de palais ou de rue). L'araignée attend. Dès qu'on a conscience de son attente, on fait soi-même les travaux d'approche. Cette période peut durer des années, soit qu'on soit timide ou peu doué. Bêtement on offre des mouches. Dignement on les refuse ; même pas, on les ignore. Dans certains cas d'araignées prodiges on en a même vu qui montraient clairement, par des gestes ou des attitudes, que des mouches, elles en avaient à gogo et qu'elles ne mangeaient pas de ce pain-là. Ce qu'elles mangent c'est le pain des Anges. On arrive à le leur offrir.
Alors on voit que leur bouche est d'azur..."
Jean GIONO - Le
bestiaire
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