Un petit texte :
"La chambre d'Ozu
C'est là qu'il a séjourné durant les
dernières années de sa vie. D'une façon générale, je
ne suis pas particulièrement intéressé par les
hôtels d'écrivains, ou les résidences d'artistes.
Cela m'est égal de savoir où ils ont vécu, d'entrer
dans leurs meubles. La maison de Bunuel à Coyoacan,
le campement de jungle de Francis Ford Coppola au
Belize, ou même la chambre de Mishima à l'hôtel
Hilltop de Tokyo, cela me laisse indifférent. Je
ferais peut-être une exception pour l'appartement
d'Ingmar Bergman à Stockholm, et pour la mansarde de
Rimbaud rue Serpente à Paris, simplement parce
qu'ils se trouvent dans les coins les plus bruyants
de ces capitales. Mais la chambre de Yasujiro Ozu,
c'est autre chose. Un ami japonais m'y a convié.
C'est à Chigasaki, un bord de mer de luxe sur la
route de Yokohama, un endroit qui semble hors du
temps, suspendu devant l'océan face au volcan le
plus célèbre de la planète. Quartier de petites
maisons, certaines encore en bois comme avant la
guerre, des rues tortueuses, tranquilles, où
circulent les chats. Le climat doit y être doux, car
dans les jardins j'ai remarqué des palmiers de
l'espèce Cycas. Mais quand je suis arrivé, le
village était couvert de neige. L'hôtel Chigasaki
Kan est un peu en retrait, sur une pente, accessible
par une route si étroite qu'on a peine à imaginer
une voiture s'y aventurant. C'est en réalité un
ryokan, c'est-à-dire une auberge typique du Japon
traditionnel, où l'on dort par terre et l'on mange
dans une salle commune. Le froid avait dû faire fuir
les clients. Ma chambre était assez grande, selon
les critères japonais. Au bout d'un long couloir
vitré qui mène de la maison principale aux quartiers
des hôtes. C'est ici qu'Ozu écrivait, recevait ses
amis, dormait. Le mobilier est réduit à l'essentiel
: un matelas de coton sur le sol, une tablette pour
poser sa tasse, un coffre pour ranger couvertures et
kimonos, une cuvette pour les ablutions. A
l'extérieur de la chambre, une sorte de pièce d'été
donne sur le jardin, meublée d'une petite table et
de deux chaises basses. Les fenêtres sont toutes à
glissières, de grands rectangles divisés en carreaux
de papier de riz. Au mur, j'ai vu une photo qui
montre le maître dans cette pièce d'été, assis
devant sa machine à écrire.
Je crois que j'ai passé dans cette maison solitaire
et glacée une des plus mauvaises nuits de mon
existence - mais aussi une des plus inspirées. Après
le coucher du soleil, ma chambre est devenue
pareille à une sorte de radeau couvert perdu dans le
ciel glacé de l'hiver. Un peu avant de dormir, j'avais marché
dans les rues de Chigasaki jusqu'à la digue d'où on
voit le cône du mont Fuji encore rose au-dessus de
la brume de Tokyo. Puis peu à peu tout s'est figé
dans le froid. Couché sur le matelas, j'écoutais la
neige craquer sur les branches des cyprès du jardin.
Je pensais à la chaleur très douce des demeures dans
les films d'Ozu, à cette sorte d'âme féminine qui
imprègne ses images. Je pensais à cet univers où
tout se passe à fleur de sol, au sein d'une tribu
très ancienne. Je pensais à sa vie, si brillante,
pleine de chants, du tintamarre des orchestres
ambulants, des rires des enfants faisant flotter
leurs cerfs-volants sur la plage, cette vie qui
parle du temps où le Japon avait gardé une relation
avec le lieu, non pas dans l'innocence d'un âge
d'or, mais au contraire dans la certitude de son
savoir ancestral. J'ai dormi par intermittence. Il
me semble avoir entendu, au coeur de la nuit, comme
un froissement léger dans le couloir, un souffle. Je
ne vais pas raconter d'histoires : le vieux gérant
du ryokan, dont je crois avoir compris qu'il est le
dernier témoin de l'existence de Yasujiro Ozu, vêtu
de son kimono froufroutant, ses pieds légers dans
ses chaussettes à orteils et galoches de bambou,
circule tel un veilleur attentif et prudent, en
mémoire du temps où l'auberge et les voyageurs
devaient être protégés contre les voleurs. Au petit
matin, après un déjeuner dans la salle commune
glaciale et orgueilleuse tel un temple inutile, je
suis parti dans les rues du village, m'étonnant un
peu de ne pas être poursuivi par les gosses qui
couraient jadis après l'acteur Kihachi, et j'ai
rejoint la gare du chemin de fer."
JMG Le Clézio - Ballaciner*
*Ballaciner : tomber du ciel
de nuage en nuage au milieu des éclairs...