Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°804 (2022-04)
mardi
25 janvier 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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L'etang La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 12 novembre 2021 La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 12 novembre 2021
Colvert et Foulque
macroule
AubépineLa Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 12 novembre 2021 La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 12 novembre 2021 Linaire cymbalaire La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 12 novembre 2021
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 19 décembre 2021 Foulque macroule La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 19 décembre 2021
Foulque macroule et son reflet La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 19 décembre 2021
Repos sur la glace La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 19 décembre 2021
Lac de Saint-Point (Haut-Doubs) lundi 20 décembre 2021
Toilette
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 31 décembre 2021
En contre-jour
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 31 décembre 2021 |
"L'Eléphant du Vizir En Bosnie, villes et bourgades sont pleines d'histoires. Et dans ces histoires pour la plupart imaginaires, sous le manteau d'événements incroyables et sous le masque d'appellations souvent fictives, se cache l'histoire réelle et non avouée de cette contrée, des hommes vivants et des générations éteintes. Ce sont des mensonges à l'orientale dont le proverbe turc affirme qu'ils sont « plus vrais que la vérité ». Ces histoires vivent une étrange vie cachée. Elles ressemblent en cela aux truites de Bosnie ; car il y a en Bosnie, dans les rivières et les ruisseaux, une espèce particulière de truites, de taille moyenne, tout à fait noires sur le dos, avec deux ou trois grosses taches rouges ; c'est un poisson extraordinairement glouton et tout aussi extraordinairement vif et rusé qui se jette aveuglément sur l'hameçon manié d'une main experte, mais qui reste inaccessible, voire invisible, pour qui n'a pas l'expérience de ces eaux et de cette sorte de poissons. Il pourra, cet homme-là, sa ligne à la main, piétiner toute la journée les pierres autour du ruisseau sans rien prendre et même sans rien voir, si ce n'est, de temps en temps, un trait noir et fulgurant fendant l'eau d'une pierre à l'autre et semblable à tout sauf à un poisson. Et pour ces histoires, il en va de même. On peut vivre des mois durant dans quelque bourgade bosniaque sans en entendre une seule dans son intégrité et sa totalité, mais il peut arriver que, passant fortuitement une nuit quelque part, on vous en conte trois ou quatre parmi celles, parfaitement incroyables, qui en disent le plus sur l'endroit et sur les gens. Les gens de Travnik, qui sont les plus sages de Bosnie, savent des quantités d'histoires de ce genre, mais il est rare qu'ils les content à des étrangers, de même qu'il est dur à un riche de donner un sou de la main à la main. C'est bien la raison pour laquelle une histoire en coûte trois autres ; à leur tarif, bien entendu. Telle est l'histoire du filj, de l'éléphant du vizir. I Quand il y eut changement de vizir, les gens de Travnik s'inquiétèrent, et non sans raison. Mehmed Roujdi pacha, l'ancien vizir, était un homme gai, étourdi, insouciant et négligent en affaires, mais si bon que ni Travnik ni la Bosnie ne sentaient sa présence. Pour les gens un peu plus perspicaces et sensés, c'était depuis longtemps un sujet de préoccupation, car ils prévoyaient que cela ne pouvait durer. Et maintenant, ils s'inquiétaient, et doublement : pour le bon qui s'en allait et pour le nouveau, l'inconnu, qui devait le remplacer. Et séance tenante, ils commencèrent à s'enquérir de celui qui devait venir. Bien des étrangers s'étonnaient de voir les gens de Travnik s'informer avec tant de soin sur chaque nouveau vizir dès que le bruit courait de sa nomination, et en faisaient des gorges chaudes, incriminant leur curiosité, l'habitude qu'ils avaient de se mêler par outrecuidance des affaires publiques les plus importantes. Or, les étrangers n'étaient pas dans le vrai (les rieurs y sont rarement). Ce n'était ni la curiosité ni l'orgueil qui poussaient les gens de Travnik à s'informer avec tant de soin sur chaque nouveau vizir, sur ses habitudes, sur ses plus infimes caractères physiques et moraux, mais une longue expérience et une nécessité pressante. Parmi tous ces vizirs, ils en avaient vu de toutes sortes : des sages, des humains, des indolents, des indifférents, des drôles, des corrompus, mais aussi de si durs et de si méchants que l'histoire, d'elle-même, passe sous silence le principal et le pire les concernant, de même que le peuple, par superstition, n'aime pas nommer par leur nom les maladies et autres maux. Ces vizirs-là, ils pesaient à tout le pays, mais par-dessus tout à Travnik, car si par toute la Bosnie ils exerçaient le pouvoir par personnes interposées, là ils se trouvaient en personne, avec leur humeur inconnue, leur suite et leurs serviteurs. Les gens de Travnik s'informèrent à droite et à gauche, multiplièrent les dépenses et les invitations dans le seul but d'apprendre un petit quelque chose sur l'homme qui allait venir comme vizir. Il leur arriva même de payer des gens prétendument bien informés, et de se rendre compte par la suite que ce n'étaient que menteurs et compagnie. Mais cet argent-là, ils ne le considéraient pas comme tout à fait perdu, car les mensonges même que l'on est en mesure de faire sur un homme en disent quelquefois long sur lui. Avec leur expérience et leur sagacité, les gens de Travnik pouvaient souvent, de ces mensonges, extraire un grain de vérité dont le charlatan ne savait pas lui-même qu'il se trouvait là, parmi ses paroles. A défaut d'autre chose, le mensonge leur servait de point de départ, et il leur était facile de le rejeter plus tard, quand ils savaient la vérité. Les vieux de Travnik, et ils n'ont pas tort, racontent qu'il y a en Bosnie trois villes où les gens sont sagaces. Et d'ajouter tout aussitôt que la première est Travnik même. Seulement, ils oublient d'ordinaire de dire quelles sont les deux autres. C'est ainsi que cette fois encore, on apprit beaucoup sur le nouveau vizir avant même qu'il arrivât. Le nouveau vizir avant nom Seid Ali Djélaloudine pacha. Il était natif de Iédren, il avant fait des études mais les ayant terminées et acculé à devenir imam dans cette misérable contrée, il laissa tout et s'en alla à Istanbul, où il entra dans l'administration militaire. Il s'y distingua par sa dextérité à attraper les fournisseurs malhonnêtes et par la rigueur des châtiments qu'il leur infligeait. On racontait qu'un jour, il avait arrêté un Juif qui fournissait du goudron aux chantiers navals de l'armée et que, sur accusation de livrer une marchandise trop fluide et inutilisable, il l'avait fait noyer dedans, non sans avoir sollicité l'avis circonstancié de deux officiers d'intendance. La vérité était tout autre. Le Juif avait été pris en flagrant délit de fraude et convoqué devant une commission qui avait pour tâche d'aller contrôler sur place la qualité du goudron. Il tourbillonnait autour du bassin de bois qui contenait le liquide, démontrant le mal-fondé de l'accusation, quand Djélaloudine-effendi avait posé sur lui son regard figé. Incapable de s'arracher à ce regard et même d'en détourner les yeux, sans plus savoir ce qu'il disait, sans plus voir où il se tenait, le malheureux fournisseur avait glissé et basculé dans le goudron où il avait sombré si vite que c'était bien la meilleure preuve de la fluidité des marchandises. Telle était la vérité. Mais Djélaloudine-effendi n'avait rien contre ceux qui répandaient la version fantaisiste et épouvantable de l'événement, ni contre tant d'histoires terribles concernant sa sévérité. Il comptait bien se faire de la sorte une réputation d'« homme de fer » et attirer sur lui l'attention du grand vizir. Ce en quoi il n'avait pas tort. Les gens sages et avisés qui se trouvèrent avec lui à l'armée eurent tôt fait de découvrir que Djélaloudine-effendi se moquait éperdument et de la justice et du trésor de l'Etat, et que ce qu'il faisait, il le faisait par pur instinct, pas besoin inné de juger, de punir, de torturer, de tuer, la loi et l'intérêt de l'Etat lui servant de paravent et de prétexte. Cela, il est probable que le grand vizir le savait aussi, mais les institutions et les pouvoirs qui perdurent sans trouver en eux de forces solides ni de moyens de défense et de combat ont besoin d'hommes de cette espèce. C'est ainsi que commença
l'ascension de Djélaloudine ; le reste suivit de
lui-même, conformément aux besoins d'un Etat faible et
vieilli, d'une société en décadence, et d'instincts que
l'homme avait apportés avec lui sur la terre. Il fut nommé
vizir à Bitola, et atteignit ainsi son zénith..."
Ivo ANDRIC - L'Eléphant
du vizir
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