Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°802 (2022-02)
mardi
11 janvier 2022
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Neige
et givre Dans la Tourbière Frasne (Haut-Doubs) samedi 20 novembre 2021 <image en 16/9ème - Samsung A50> Frasne (Haut-Doubs) samedi 20 novembre 2021 <image en 16/9ème - Samsung A50>
Bouleau et Saule à
cinq étamines
Frasne (Haut-Doubs) samedi 20 novembre 2021
Massette Frasne (Haut-Doubs) samedi 20 novembre 2021
Passerelle
Etang dégelé
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 31 décembre 2021 <image en 16/9ème - Samsung A50> Inondation
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 31 décembre 2021 <image en 16/9ème - Samsung A50> Phragmite
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 31 décembre 2021 |
" Un homme blanc chez les hommes bleus, Touaregs du désert par Guy Duhard
Dans la région la plus pauvre du pays le plus pauvre du monde, le Niger, Guy Duhard partage depuis douze ans le quotidien des mythiques Touaregs de l'Azawak, auxquels il vient en aide. Il est lauréat d'une dotation Vivendi des Solidarités Nord/Sud de l'Agence des micro-projets.
J'ai soixante-douze ans, je suis ingénieur agronome et retraité. Début 1993, après le décès de mon épouse, je décide de partir chez les Touaregs et crée dans la foulée l'ONG Orion, du nom de la plus belle constellation du ciel. Tellement plus belle dans le désert que sous nos latitudes. En tamachek, la langue des Touaregs, Orion se traduit par amanar, ce qui veut dire « le guide, celui qui va devant ». Un très beau nom pour ceux du désert que l'on ne peut salir ou trahir. Au cours des missions d'Orion (je viens de rentrer de la vingt-sixième), j'ai découvert les Touaregs petit à petit. J'arrivais avec des idées reçues, des vérités d'ethnologue, mais ce sont les anecdotes de la vie quotidienne qui permettent de comprendre ces « hommes bleus » qui ne se livrent pas facilement. Nous les désignons par le mot « Touaregs » ou « hommes bleus ». Eux se donnent le nom de « Tamacheks » (ceux de la langue tamacheck) et « hommes libres ». Depuis 1994, je suis au Mali, à Tombouctou, bénévole avec Vétérinaire sans frontière (VSF). Pour moi c'est une découverte. J'ai été officier durant deux ans en Algérie mais je ne connais rien de l'Afrique. En quelques jours, il faut absorber le désert, les Touaregs, la rébellion, le 4x4 et la vie quotidienne. A cette époque, je suis leur « étranger » (amagar). Ce n'est pas péjoratif, au contraire. L'étranger, c'est celui qui n'est pas de la tribu ou de la famille, qui est de passage en ami et à qui l'on doit tout. Même au milieu du désert, chez les Touaregs très pauvres, quand l'étranger arrive, on sort les couvertures, les coussins, on prépare du thé. S'il reste, on égorge un cabri, peut-être le dernier du campement. L'hospitalité est profondément ancrée dans leur culture au point qu'un jour, la petite Jettana, princesse de quatre ans recevant la visite de ses deux cousines de quatre et six ans, demande à sa mère le soir de leur arrivée de leur préparer du thé. Nous en avons souri, mais pour moi c'est bien la preuve que cette hospitalité et ce culte pour l'étranger sont profonds et sincères. Dans les années qui suivront, au cours des missions d'Orion au Niger, nous avons très souvent modifié notre programme parce qu'un étranger était de passage. Au fil du temps, je ne fut plus considéré comme un étranger. Mon intégration fut telle qu'arrivant avec une amie de France, nos hôtes se sont écriés : « Guy arrive avec son étrangère ! » Autre preuve, j'ai une dune à moi, tout au moins, elle porte mon nom : « La dune de Guy » (inguinzéguy m'guy). Donc, je suis riche ! Deux jours donc après mon arrivée à Tombouctou, nous partons avec le 4x4, un vieux Toyota à châssis court dans lequel nous sommes huit. Je redécouvre le plaisir de conduire un 4x4 dans le désert. Nous devons accompagner un homme dans un petit campement à plus de 50 kilomètres. J'ai un guide qui semble savoir où il va, pourtant il me fait faire plusieurs changements de direction à quatre-vingt-dix degrés, mais nous finissons par arriver au bout de trois heures. Ils ont des repères qu'ils sont seuls à reconnaître, un arbuste rescapé de la sécheresse, la couleur du sable, une dune (qui pour moi ressemble à la voisine). Nous passons la nuit dans le campement. La vie à Tombouctou, si différente soit-elle de la nôtre, est un luxe en regard de la vie dans le désert : la chaleur, l'inconfort, l'eau des puits plus ou moins polluée, la nourriture qui se résume à du mil broyé, cuit en bouillie ou, au mieux, accompagné de lait, si l'année n'est pas trop sèche. Si l'on a « égorgé », la viande sera bouillie. Il faut oublier l'image du méchoui à la peau croquante et dégoulinante de graisse. Ici, le bois est rare et les animaux sont maigres. Au mieux, vous aurez un morceau de viande grillé sur le brasero du thé, constellé de morceaux de charbon. Mais c'est le désert et il n'y a rien d'autre ! Au fil des années, je fus davantage en mesure de constater à quel point leur vie est difficile et, surtout, précaire. Mais partager la dureté de cette vie, c'est la meilleure façon de les comprendre et de les aimer. Et puisque je dirige une ONG, c'est la meilleure façon de choisir les actions les mieux adaptées à l'urgence de leurs besoins. J'ai beaucoup de respect pour ce peuple. Leur capacité à vivre dans un milieu aussi hostile, avec une vie aussi dure, implique beaucoup d'intelligence pour s'y adapter, mais aussi beaucoup de courage et de capacité à souffrir. Mais dès qu'ils se rassemblent, ils retrouvent la joie et le sourire, même pour les très pauvres. La vie semi-communautaire des campements doit préserver de l'ennui et probablement du désespoire. Un matin, nous passons près d'un petit campement où nous nous sommes arrêtés la veille. Un homme nous fais signe, nous allons vers lui. La veille, un drame s'est produit. Deux enfants de trois et cinq ans ont disparu. L'homme essaie de reconstituer les faits. Il était parti sur son chameau, à la recherche d'une chèvre égarée. Les enfants avaient dû le suivre. La mère était sous la tente et n'avait pas vu les enfants partir. Lorsqu'elle en était sortie, elle avait supposé que le père les avait pris avec lui sur sa selle. Mais il était revenu sans les enfants. Aussitôt prévenu de leur disparition, il était reparti accompagné d'autres hommes, mais en vain. Alors, que nous arrivons le lendemain matin, je propose au père de l'emmener dans mon 4x4 et suivre la trace qu'il a prise hier en faisant de grands zigzags. Au bout d'une heure, le père dit : « il faut arrêter, les chacals les ont certainement mangés et ont tout enterré, même les sandales. » Nous revenons au camp, la mère pleure en silence. Je pense à ce que nous, les nantis, aurions dans ce cas mis en œuvre : hélicos, pelotons de gendarmes et même appui psychologique... Et eux ? Depuis ce drame, j'ai réalisé que la mort n'a pas le même prix ici que dans nos pays riches. La misère ne peut se décrire avec les mêmes mots, et je ne pourrai jamais oublier. Début 1995, je me suis tourné vers le Niger, voisin du Mali, le grand pays touareg puisque la moitié des Touaregs y vivent. C'est aussi le pays le plus pauvre du monde selon le classement de l'ONU. A chaque voyage, c'est une redécouverte de l'extrême dureté de leur vie surtout dans les campements isolés : la chaleur bien sûr, la nourriture composée d'un plat unique souvent très pauvre, l'eau rare et souvent polluée, l'isolement. Bien sûr, toutes les situations ne sont pas identiques et l'on trouve toujours plus pauvre que soi, sans parler de la maladie qui amplifie les souffrances. De janvier à mars, souffle le vent d'est : l'harmattan. La nuit, il est toujours froid. Le jour, il peut être bienfaisant aux heures chaudes, sauf s'il est chargé de sable et de poussière, ce qui est très souvent le cas. Il est alors très désagréable et déprimant. Le sable masque le soleil et s'insinue partout. La nuit, il voile les nuages et la lune. Lorsque le vent s'arrête, parfois après huit jours, l'air reste chargé de poussière et il faut encore attendre un à deux jours supplémentaires pour retrouver un ciel clair. Ici, le sable peut parcourir plus de 500 kilomètres, depuis le grand désert du Ténéré à l'est (en tamachek, ténéré signifie « désert »). Ces périodes de vent sont redoutées par les Touaregs et moi aussi, je dois porter un turban pour me protéger. En 2004, les pluies furent insuffisantes et les criquets causèrent moults ravages : la récolte du mil a dont été très faible ; ce qui a amené Orion à acheter 180 tonnes de céréales grâce à des dons exceptionnels et à la vente de mon appartement. Depuis 2005, année de la famine donc, les vents ont été très violents et ont recouvert de sable le peu de paille qui subsistait, rendant l'année suivante encore plus difficile. Beaucoup d'animaux, chèvres et chameaux, sont morts de faim, même les plus résistants. Depuis maintenant plus de
douze ans, je me consacre dans l'Azawak du Nord aux Touaregs
Ouellemindens, sur une zone de 300 kilomètres sur 200. En
mars 1995, alors que je me trouve à Abalak et que la
rébellion n'est pas loin, je converse avec Seidimo, chef de
la tribu noble des Télémédés, un homme un peu plus jeune que
moi, grande gueule, et frère de l'aménokal du 5è
regroupement. Il me demande : « Toi, qui te paie
et qui te commande ?... » Pour lui, les deux
choses sont liées. Je lui réponds :
« Personne ». Donc, pour lui, je suis un homme
libre, un ellili. Je ne suis le vassal ni l'esclave
de personne et c'est le premier signe de la noblesse.
Depuis, cela me suit. Pour eux, c'est important au regard de
leurs castes quasi médiévales : les Berbères (donc
blancs), avec les nobles au sommet, puis les vassaux et les
maraboutiques. Viennent ensuite les forgerons, caste
inférieure, et, au bas de l'échelle, l'ancienne caste des
esclaves rebaptisée Touaregs noirs. L'esclavage n'existe
plus, mais c'est dans cette caste que se trouvent les
serviteurs et les bergers au service des Berbères. Seidimo
me dit qu'un homme comme moi ne peut voyager seul et il me
confie l'un de ses forgerons, Ahmed Moussa. Depuis douze
ans, il m'accompagne. C'est mon guide, mon ordonnance, mon
chef du protocole : il est le forgeron de Guy..."
Sylvain TESSON - Carnets
d'aventures
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