Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°798 (2021-49)
mardi
14 décembre 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Livret de l'exposition de photographies, à la "Margotte" Pour le feuilleter en ligne, cliquez [ici] L'exposition se visite,sur rendez-vous N'hésitez pas à me contacter par téléphone : 06 43 93 61 09, ou par mail : pascal.marguet0077 (at) orange.fr (remplacer (at) par @) |
Etourneau sansonnet, dans l'ombre Courvières (Haut-Doubs) samedi 6 novembre 2021 samedi 6 novembre 2021 Etourneau sansonnet, au soleil Courvières (Haut-Doubs) samedi 6 novembre 2021 Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs) samedi 6 novembre 2021 Envol
Jour de givreCourvières (Haut-Doubs) dimanche 7 novembre 2021 Courvières (Haut-Doubs) dimanche 7 novembre 2021
dimanche 7 novembre 2021
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 7 novembre 2021
Courvières (Haut-Doubs) vendredi 19 novembre 2021 Courvières
(Haut-Doubs)
vendredi 19 novembre 2021 <image recadrée> Courvières (Haut-Doubs) vendredi 19 novembre 2021
Courvières
(Haut-Doubs) Courvières (Haut-Doubs) dimanche 7 novembre 2021 |
"... Je trouve que personne ne respecte plus l'homme. De tous les côtés on ne parle plus que de dicter, d'obliger, de forcer, de faire servir. On dit encore cette vieille dégoûtante baliverne : la génération présente doit se sacrifier pour la génération future. On le dit même de notre côté, ce qui est grave. Si encore nous savions que c'est vrai ! Mais, par expérience, nous savons que ça n'est jamais vrai. La génération future a toujours des goûts, des besoins, des désirs, des buts imprévisibles pour la génération présente. On se moque des diseurs de bonne aventure. Il faut sinon se moquer, en tout cas se méfier des bâtisseurs d'avenir. Surtout quand pour bâtir l'avenir des hommes à naître, ils ont besoin de faire mourir les hommes vivants. L'homme n'est la matière première que de sa propre vie. Je refuse d'obéir.
Je ne peux pas oublier Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l'entends, je la subis encore. Et j'ai peur. Ce soir est la fin d'un beau jour de juillet. La plaine sous moi est devenue toute rousse. On va couper les blés. L'air, le ciel, la terre sont immobiles et calmes. Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L'horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marque. J'ai été soldat de deuxième classe dans l'infanterie pendant quatre ans, dans des régiments de montagnards. Avec M. V., qui était mon capitaine, nous sommes à peu près les seuls survivants de la première 6è compagnie. Nous avons fait les Eparges, Verdun-Vaux, Noyon-Saint-Quentin, le Chemin des Dames, l'attaque de Pinon, Chevrillon, Le Kemmel. La 6è compagnie a été remplie cent fois et cent fois d'hommes. La 6è compagnie était un petit récipient de la 27è division comme un boisseau à blé. Quand le boisseau était vide d'hommes, enfin, quand il n'en restait plus que quelques-uns au fond, comme des grains collés dans les rainures, on le remplissait de nouveau avec des hommes frais. On a ainsi rempli la 6è compagnie cent fois et cent fois. Et cent fois on est allé la vider sous la meule. Nous sommes de tout ça les derniers vivants, V. et moi. J'aimerais qu'il lise ces lignes. Il doit faire comme moi le soir : essayer d'oublier. Il doit s'asseoir au bord de sa terrasse, et lui, il doit regarder le fleuve vert et gras qui coule en se balançant dans des bosquets de peupliers. Mais, tous les deux ou trois jours, il doit subir comme moi, comme tous. Et nous subirons jusqu'à la fin. Je n'ai pas honte de moi. En 1913 j'ai refusé d'entrer dans la société de préparation militaire qui groupait tous mes camarades. En 1915 je suis parti sans croire à la patrie. J'ai eu tort. Non pas de ne pas croire : de partir. Ce que je dis n'engage que moi. Pour les actions dangereuses, je ne donne d'ordre qu'à moi seul. Donc, je suis parti, je n'ai jamais été blessé, sauf les paupières brûlées par les gaz. (En 1920 on m'a donné puis retiré une pension de quinze francs tous les trois mois, avec ce motif : « léger déchet esthétique. ») Je n'ai jamais été décoré, sauf par les Anglais et pour un acte qui est exactement le contraire d'un acte de guerre. Donc, aucune action d'éclat. Je suis sûr de n'avoir tué personne. J'ai fait toutes les attaques sans fusil, ou bien avec un fusil inutilisable. (Tous les survivants de la guerre savent combien il était facile avec un peu de terre et d'urine de rendre un Lebel pareil à un bâton.) Je n'ai pas honte, mais, à bien considérer ce que je faisais, c'était une lâcheté. J'avais l'air d'accepter. Je n'avais pas le courage de dire : « Je ne pars pas à l'attaque. » Je n'ai pas eu le courage de déserter. Je n'ai qu'une seule excuse : c'est que j'étais jeune. Je ne suis pas un lâche. J'ai été trompé par ma jeunesse et j'ai été également trompé par ceux qui savaient que j'étais jeune. Ils étaient très exactement renseignés. Ils savaient que j'avais vingt ans. C'était inscrit dans leurs registres. C'étaient des hommes, eux, vieillis, connaissant la vie et les roublardises, et sachant parfaitement bien ce qu'il faut dire aux jeunes hommes de vingt ans pour leur faire accepter la saignée. Il y avait là des professeurs, tous les professeurs que j'avais eus depuis la classe de 6è, des magistrats de la république, des ministres, le président qui signa les affiches, enfin tous ceux qui avaient un intérêt quelconque à se servir du sang des enfants de vingt ans. Il y avait aussi – je les oubliais mais ils sont très importants – les écrivains qui exaltaient l'héroïsme, l'égoïsme, la fierté, la dureté, l'honneur, le sport, l'orgueil. Des écrivains qui n'étaient pas tous vieux de corps, mais des jeunes aussi qui étaient devenus vieux par l'ambition et qui trahissaient la jeunesse par désir d'académie. Ou tout simplement qui trahissaient la jeunesse parce qu'ils avaient des âmes de traîtres et qu'ils ne pouvaient que trahir. Ceux-là ont retardé mon humanité. Je leur en veux surtout parce qu'ils ont empêché que cette humanité soit en moi au moment précis où elle m'aurait permis d'accomplir des actes utiles. Enfin, ce qui est fait est fait et ce qui est à faire reste à faire. Le temps est pour tout, même ce soir pour regarder cette immense plaine qui s'en va toute d'une traite, depuis le pied de ma terrasse jusqu'au fleuve. L'été de tout le jour s'est appesanti sur les blés. La chaleur sent la farine. Vingt ans. Depuis vingt ans j'ai vu se succéder ces moissons et les vendanges de la terre, la feuillaison des arbres, les moissons et les vendanges, les feuillaisons de mon corps. Vingt ans, et je n'ai pas oublier ! Il n'y a pas un seul moment de ma vie où je n'ai pensé à lutter contre la guerre depuis 1919. J'aurais dû lutter contre elle pendant le temps où elle me tenait, mais à ce moment-là, j'étais un jeune homme affolé par les poètes de l'état bourgeois. Mon cœur qui avait été maçonné et construit par mon père, le cordonnier à l'âme simple et pure, mon cœur n'acceptait pas à la guerre, et je marchais avec un fusil fermé dans le bled de l'attaque. Je le regrette maintenant. Ce fusil, il aurait été bon de le garder fin prêt et astiqué et la culasse coulant bien, et les cartouches bien graissées, le garder avec moi, et comme on m'avait dit, m'en servir contre mes ennemis. Le cœur maçonné par mon père m'aurait fait connaître ces ennemis. Ce qui me dégoûte dans la guerre, c'est son imbécillité. J'aime la vie. Je n'aime que la vie. C'est beaucoup, mais je comprends qu'on la sacrifie à une cause juste et belle. J'ai soigné des maladies contagieuses et mortelles sans jamais ménager mon don total. A la guerre, j'ai peur, j'ai toujours peur, je tremble, je fais dans ma culotte. Parce que c'est bête, parce que c'est inutile. Inutile pour moi. Inutile pour le camarade qui est avec moi sur la ligne de tirailleurs. Inutile pour le camarade en face. Inutile pour le camarade qui est à côté du camarade en face dans la ligne de tirailleurs qui s'avance vers moi. Inutile pour le fantassin, pour le cavalier, pour l'artilleur, pour l'aviateur, pour le soldat, le sergent, le lieutenant, le capitaine, le commandant. Attention, j'allais dire : le colonel ! Oui peut-être le colonel, mais arrêtons-nous. Inutile pour ceux qui sont sous la meule, pour la farine humaine. Utile pour qui alors ?..."
Jean GIONO - Refus
d'obéissance
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