Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°796 (2021-47)
mardi
30 novembre 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Moineau domestique mâle Courvières (Haut-Doubs) dimanche 31 octobre 2021 Courvières (Haut-Doubs) dimanche 31 octobre 2021 Mésange charbonnière Courvières (Haut-Doubs) dimanche 31 octobre 2021
Courvières (Haut-Doubs) lundi 1er novembre 2021 <image recadrée>
Corneille noireCourvières (Haut-Doubs) lundi 1er novembre 2021 "Je suis le corbeau Le routier, roi des bordures et des fossés Je suis le roi de la Taïga et des grandes solitudes résineuses, l'oiseau extrême des pays patients, des terres immobiles, là où mon cri est chant d'opéra, où le son venteux du battement de mes ailes n'est autre que le bruit de la pensée qui glisse dans l'air. Car, pour qui s'en souvient, je suis un animal intelligent. Je vole donc je pense, voilà ce que croassait un de nos grands corbeaux d'hier, à l'occasion d'un colloque corvidé tenu en grand secret aux alentours des Montagnes Blanches, il y a de cela mille et une lunes. Hélas ! On ne célèbre plus le corbeau comme on le faisait avant, jadis et autrefois. Les modernes, urbains et enfermés, me craignent autant qu'ils m'ignorent. Je suis pour eux la mauvaise mort, une mort qu'ils chassent de leurs idées. Oiseau noir, oiseau de malheur, mauvais augure, symbole de toutes les misères à venir, mes chances de séduire l'esprit humain au panthéon de son folklore sauvage sont devenues nulles au fil du temps. Devant le grand bipède d'aujourd'hui, jamais je ne m'excite, car c'est lui qui me fuit. Je suis dans sa tête une authentique idée noire. Mais j'ai eu mes heures de gloire. Dans toutes les cultures du monde, je fis grosse impression. Je fus le sage, le père, le savant, l'intelligent, le dieu, la figure du savoir, je fus l'âme de tant et tant de choses que je ne me souviens plus moi-même de la longue liste de mes rôles. Je fis le beau devant les Huns, les Innus, les Chinois et les Haïdas, emblème principal des grands totems, sculpté sur la poupe des bateaux, trace de rêves, bribe de pouvoir et matière à toutes les métamorphoses imaginables. Tout est dans le corbeau, à commencer par la longévité. Je vis le temps d'une vie d'homme, l'espace d'une vie d'éléphant. Et peut-être de quelques crocodiles, je pense aux gros du Nil. Sous ce rapport, seule la tortue ou le perroquet pourraient faire l'objet de mon envie. Mais la tortue est si lourde et si lente. Et qui veut être perroquet ? Moi, je vois les choses de haut, trait ordinaire parmi les grands oiseaux. Je survole ma propre mémoire, jouissance et plaisir de monsieur le Grand Corbeau qui semble réfléchir à tout ce qu'il fait. Mes faits d'armes sont innombrables. La nation des Corbeaux porte fièrement mon nom, toutes les mythologies amérindiennes me réservent une place première, je suis l'altitude, la distance, le mâle, le jour, le chef. L'épouse du corbeau est la corbeille, les petits sont des corbillons, et les vieillards des corbillards. Ma cousine est corneille, mon cousin est corneau et ainsi va mon vol dans le champ de l'humour. Je blague, je ris, je me bidonne sous mon manteau noir. Je suis aussi un littéraire. Je me replie dans mon nid de corbeau où je me réfugie pour lire. Le corbeau lit beaucoup, il lit tout ce qui lui tombe sous l'aile. Docte corbeau à lunette qui
s'intéresse à la poésie, à la morale et à l'histoire. Et si
j'avais une plume pour écrire, en sus de mes plumes pour
voler, qui sait ce que je révélerais dans mon Petit Traité
du Grand Corbeau, où il sera démontré que le Noir est la
couleur du Beau..." Serge BOUCHARD -
Confessions animales
lundi 1er novembre 2021 Courvières (Haut-Doubs) lundi 1er novembre 2021
Mésange charbonnière Courvières (Haut-Doubs) mardi 2 novembre 2021 Courvières (Haut-Doubs) mardi 2 novembre 2021
"... Je mange de tout, du petit fruit à la grosse charogne ; mon estomac n'a pas son pareil, il digérerait l'impensable. Puisque je me nourris si facilement, d'oeufs frais comme d'oeufs pourris, j'ai l'esprit libre. Le voilà mon secret, je ne crains rien, je suis sans angoisse, sans remords, sans peur, prenant le monde comme il est, tellement riche et divers que je n'aurai jamais fini de l'explorer. Le vol du corbeau en a pour un bail. Mon programme est si vaste, qui consiste seulement à vivre. Vous me verrez, à sept heures le matin, par moins quarante, perché sur la tête gelée d'une épinette craquante, planifiant ma journée, alors que les perdrix se cachent sous la neige et que les lynx déclarent forfait. L'ours dort, les chasseurs abandonnent, le chien veut revenir chez lui, les mésanges ont la fale basse, chacun se pétrifie alors que moi, le corbeau, j'occupe encore le ciel, je tournoie dans ce bleu mortel, je fais mes affaires comme si de rien n'était. Je suis résolution, volonté, déclaration de vie. J'aime l'océan, les plages et le brouillard, j'aime la terre, les lacs, les vallées, je suis chez moi partout, du pays des goélands anglais jusqu'au pays des bisons des bois, du vent de la mer jusqu'au vent des plaines. La pluie me plaît, le soleil aussi, vous n'entendrez jamais un corbeau commenter la météo, ergoter sur le temps, se plaindre des températures. Pour un corbeau, le jour est toujours beau pourvu que son cœur batte au rythme de ses ailes, que ses yeux se remplissent d'images magnifiques, le dos d'un orignal qui marche, la tête des sapins qui pointent, le sommet rondelet d'une colline perdue. Non, je ne crains pas l'homme. Le cas échéant, je pourrais vivre en ville. Si je ne le fais, c'est que la ville n'est pas bien belle et qu'à ma vue comme à ma mémoire, la vie de pigeon biset est une déchéance. Le corbeau que je suis n'aspire pas à la carrière de moineau domestique. Car j'aurais bel et bien la capacité de me faire urbain. Les voitures ne m'effraient pas, les murs de briques non plus. Je pourrais facilement me percher sur le premier parcomètre venu. Et alors, je vous le dis, avant de mettre votre pièce dans l'appareil, vous verriez ce que c'est, le charisme. Je suis routier, roi des
bordures et des fossés. Mes collègues animaux n'arrêtent
pas de se faire écraser. Cent ans d'automobile ne leur ont
rien appris. Moi, je sais ce qu'est une voiture qui file
entre deux lignes blanches. Allez, c'est moi le
philosophe, le corbeau noir des épinettes noires, le plein
de vie qui fait penser à la mort, le corbeau à barbiche
qui sautille trois fois avant de s'envoler, le grand
patrouilleur de vide, l'obsédant corbeau, le corbeau
d'Edgar Allan Poe, mon poète favori..." Serge BOUCHARD -
Confessions animales
mardi 2 novembre 2021
Courvières
(Haut-Doubs)
Pour
écouter "Grand bien vous fasse !" du 10 novembre 2021,
Emission de France-Inter, sur "Ce que les Corbeaux disent de nous...", cliquez [ici]
Sous la surveillance d'une Buse... Courvières (Haut-Doubs) dimanche 7 novembre 2021 Pie Courvières (Haut-Doubs) dimanche 7 novembre 2021 Courvières (Haut-Doubs) jeudi 11 novembre 2021 Courvières
(Haut-Doubs)
jeudi 11 novembre 2021 Moineau domestique femelle Courvières (Haut-Doubs) jeudi 11 novembre 2021 Face à face
Courvières (Haut-Doubs) vendredi 12 novembre 2021 Courvières (Haut-Doubs) vendredi 12 novembre 2021 Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs) vendredi 19 novembre 2021 Toilette Courvières (Haut-Doubs) vendredi 19 novembre 2021 Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs) vendredi 19 novembre 2021 |
"Chapitre 1 Les yeux bruns du coyote 25 juin
Les chaînes fouettent les niches, contiennent tout débordement possible. Le hurlement cacophonique de la centaine de bêtes annonce au maître mon arrivée, flairée sous le vent. Elles jappent d'excitation, maintenant que j'approche et m'enfonce jusqu'aux chevilles dans la boue du sentier de quatre-roues qui mène à leur geôle. Je cherche des yeux de la cage où se trouve la dernière portée, pour laquelle j'ai fait toute cette route. Je ne tenais pas à me dénicher un husky aux yeux couleur lac Louise. Me cherchais plutôt une chienne métissée aux yeux bruns comme les miens. Dans ma famille comme au chenil, les petits aux yeux bleus ont un statut particulier. Parmi mes frères et sœurs, j'étais l'enfant du péché, mon père pressentant qu'une chicane avait conduit ma mère à s'écarter pour un facteur ou un autre mieux membré. Toute ma vie, mes iris lui ont rappelé que j'étais peut-être le fruit de la trahison de sa femme qui descend d'Eve. Chez nous, la jalousie et la mauvaise foi l'emportent sur la raison. Pourtant, les gènes sautent parfois des générations. Ici, comme dans toute compagnie de chiens de traîneau, les chiots les plus chérants ont les yeux vairons. L'animal insolite qui attire mon attention est une femelle aux yeux bruns et au pelage souris. Elle ne mange pas, tremble sur son lit de foin pendant que les autres se vautrent. L'homme debout dans l'enclos raconte qu'elle a un léger souffle au cœur, qu'elle n'aura pas la grande carrière d'athlète attelée qu'on attendait d'elle, qu'un chien maigre qui ne tirera pas sa vie durant des touristes venus de France pour vivre une expérience typiquement nordique est une bête qui ne gagne pas sa viande, une bête qu'on abattra comme celles trop vieilles pour servir. Des iris colorés auraient pu la sauver, mais comme en prime sa mère, par une nuit d'expédition, s'est éprise d'un coyote, on s'attend à ce que sa progéniture soit un défi de taille à dompter. Bref, la bâtarde est condamnée, inutile et trop banale pour qu'on veuille l'adopter.
Sans hésiter. Je caresse la mère infidèle, qui me laisse prendre sa petite sans grogner. Elle nous suit sagement des yeux jusqu'au bout du sentier. Peut-être qu'elle sait subodorer la compassion ? Boule de poil sous le bras, je retourne à mon camion avec le souvenir du jour où je me suis sauvé du calvaire familial. La prison des chiens dans mon rétroviseur, je roule en souriant. La petite s'est assoupie, la gueule sur mon poignet. Mes doigts sur le shifter sont engourdis, mais ce n'est pas grave. J'ai trouvé mon bras droit, une nouvelle corde à mon arc de gardienne des bois. D'une rive à l'autre du fleuve, puis de Rivière-du-Loup aux terres de la Couronne, nous mordons la route jusqu'à notre refuge sous les érables à sucre qui, à l'aube de la saison de la chasse, seront tous d'un rouge plus vif les uns que les autres : une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j'ai caché ma roulotte. La route est cahoteuse, on y progresse comme avalées par la forêt. En montant vers la pourvoirie des Trois Lacs, j'emprunte mon embranchement secret. Sur ce chemin, il y a plus de traces d'orignaux que de pneus, et de branches basses des épinettes semblent se refermer derrière nous. Plus que quelques détours jusqu'à notre tanière de tôle tapie dans l'ombre. Une couverture de laine t'attend, bien pliée, au pied de mon matelas. Je te promets une chose : jamais tu ne connaîtras les chaînes. Et je te traînerai partout, te montrerai tout ce que je sais du bois. Un jour, peut-être, tu sauras même te passer de moi. La noirceur s'installe, les chouettes louangent l'heure des prédateurs. Le poêle ne tarde pas à chasser l'humidité de la roulotte, et moi, à tuer les maringouins. Elle se faufile jusqu'à mes genoux, ma petite chienne trop fluette pour tirer des traîneaux. Je lui cherche un nom, à cette face de fouine qui, cachée sous la fourrure de sa queue, couine dans son sommeil, rêvant peut-être déjà des proies qui lui échapperont tantôt. Dire que les mushers du chenil allaient t'abattre... Dire que tu ne verras plus jamais ta mère. Comment te faire comprendre, mon orpheline, que nous serons l'une pour l'autre des bouées, accrochées l'une à l'autre nous pourrons mieux affronter les armoires à glace qui ne chassent que pour le plaisir de dominer, de détruire ? Commencer par te flatter avec toute la tendresse que j'ai et enfouir mon nez dans ta fourrure sentant la paille humide qui t'a vue naître. Il me sera difficile de maîtriser la fougue sauvage qui coule dans tes veines. Mais même si tu restes rustre, tu me protégeras, j'espère, des fêlés qui braconnent et qui envoyé trop de mes collègues manger les pissenlits par la racine. Ma chance me sourira de tous ses crocs blancs, côté passager, et fera taire ceux qui essaient de m'intimider. Malgré tous nos gadgets, mon arme de service et l'expérience du métier, ce sont quand même les colleteurs qui sont les mieux armés. Les braconniers ne sont pas les seuls qui me tirent du jus. J'ai pris la décision de briser ma solitude il y a quelques jours, ayant découvert dans le tronc du pommier, à quelques pas de la cabane à sucre, des marques de griffes fraîches remontant jusqu'à la cime de l'arbre, là où dansait au vent une mangeoire à pics-bois pleine de suif. Impolie, la bête s'est goinfrée de toutes les graines tombées au sol, puis dans mes talles de petites fraises. C'est pardonné – il m'est revenu cette convention du jardinier qui prévoit trois fois plus de semis qu'il n'espère récolter de fruits : un tiers pour soi, une part de pertes, et le reste pour la visite... Humaine ou animale... souhaitée ou inattendue... amicale ou affamée. Considérant l'espacement
entre les lacérations du bois, c'est un ours adulte, sans
aucun doute. Venu tâter le terrain, il reviendra peut-être
faire de mes réserves son gueuleton de réveil. Et ce ne sont
pas les feuilles de métal qui me servent de murs qui l'en
empêcheront..."
Gabrielle FILTEAU-CHIBA - Sauvagines
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